Les trois souhaits de la fileuse.
Une fileuse intelligente et sachant son métier désirait, avant tout, filer bien et vite, et avoir beaucoup de beau fil à porter au marché.
Son second désir était d'y vendre le fil au plus haut prix possible.
Son troisième, d'y faire toutes ses emplettes à bon marché.
Pour la réalisation du premier, elle pouvait quelque chose: choisir le chanvre ou le lin, graisser son rouet, se mettre avec cœur à l'ouvrage et éviter toute perte de temps.
Mais à l'égard du second et du troisième, elle ne pouvait rien et s'en désolait. "Quel dommage, disait-elle, qu'il ne dépende pas de moi d'éloigner du marché tout autre fil que le mien, et tous les chalands exceptés ceux qui ont besoin de ce que je veux vendre et n'ont pas besoin de ce que je veux acheter! J'ai bien peur de rester toujours pauvre, malgré mon activité et mon savoir-faire."
La brave femme, en formant des vœux, ne songeait qu'à elle; mais il était tout aussi possible que d'autres personnes fissent ces trois souhaits diamétralement opposés aux siens:
1° Qu'elle produisit peu de fil et de qualité médiocre; celui-ci était d'une voisine en concurrence avec elle;
2° Qu'elle vendit à bas prix, ce second était formulé par les acheteurs habituels de son fil;
3° Qu'elle dût tout acheter fort cher, ce dernier était suggéré à ses fournisseurs par leur appétit pour le bénéfice.
Maintenant, lecteur, permettez-moi de vous supposer tous les pouvoirs des législateurs antiques, et de vous demander ce que vous feriez en faveur ou à l'encontre de chacun de ces souhaits, si vous étiez Minos, Lycurgue ou Numa.
J'ose conjecturer que le premier souhait de la fileuse aurait vos sympathies; car en le supposant exaucé non-seulement pour elle, mais pour toutes les fileuses du monde, qu'en résulterait-il? Que le fil sera bon, abondant, à la portée de tous. L'intérêt général s'accorde ici avec l'intérêt particulier.
Cependant vos sympathies ne vous empêcheraient pas de comprendre, j'en suis sur, que ce n'est pas d'un décret que peut dépendre l'habileté et l'activité des fileuses, et vous vous abstiendriez de légiférer sur ce point.
Quant au souhait de la voisine, il n'est pas d'une bonne voisine, et vous le verriez de mauvais œil; mais tant que cette envieuse se bornera à souhaiter du mal sans en faire, vous jugerez encore inutile d'intervenir.
Le souhait de vendre cher, si vif chez la fileuse, implique la rareté de la marchandise sur le marché; celui d'acheter le fil à bas prix en suppose, au contraire, l'abondance, et par là s'identifie avec l'intérêt général, qui s'accommode fort bien de l'abondance et fort mal de la disette; mais puisque vous n'avez pas d'action, comme législateur, sur la production du fil, et que vous auriez autant de répugnance à éloigner les vendeurs du marché qu'à empêcher les consommateurs d'y venir faire leurs provisions, vous vous déciderez sans doute à laisser vendeurs et acheteurs de fil s'arranger à leur guise, pourvu qu'ils n'emploient les uns contre les autres ni la fraude ni la violence.
Et cette même conclusion, vous l'appliqueriez naturellement au troisième souhait qui ne diffère du précédent qu'en ceci: la fileuse y changeant de rôle, aspire au bon marché, et rencontre chez des fournisseurs une prétention qu'elle trouve excessive, quoiqu'elle se la permette sans scrupule en qualité de marchande de fil.
De sorte que, tout bien considéré, et malgré l'étendue de votre puissance législative, vous n'en feriez usage dans aucune des hypothèses que je viens de mettre sous vos yeux: l'abstention serait votre règle pour chacune d'elles.
Eh bien, lecteur, vous surpassez en sagesse la plupart des législateurs.
Le magasin pittoresque, 1865.
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