Un docteur qui meurt de faim.
Le tribunal correctionnel de la Seine a eu à juger, il y a quelque temps, un prévenu d'une espèce peu banale. Cet homme avait été arrêté comme il venait de voler dans un grand magasin de nouveautés divers objets représentant une valeur totale de 65 francs. Jusque là, l'affaire n'offre aucune particularité caractéristique. Pour sa défense, l'auteur de ce larcin allégua qu'il était dans une misère noire et qu'il avait été poussé au vol par une faim pressante. L'enquête révéla que ces assertions étaient exactes. Mais ce n'est pas cela non plus qui est exceptionnel dans l'affaire en question. Les pauvres diables réduits à commettre des délits pour trouver leur subsistance ne sont point rares. Mais ce qui n'est pas commun, c'est que les miséreux de cette sorte soient docteurs en médecine.
Celui dont il s'agit ici avait fait brillamment ses études à la Faculté de Paris, où l'on tenait ses capacités en haute estime, et il avait passé son doctorat avec une thèse fort remarquée. Mais il ne suffit pas d'être docteur, il faut aussi manger tous les jours, ou à peu près. Le héros de cette triste histoire avait conquis sans peine le bonnet carré; il éprouva des difficultés insurmontables à gagner son pain. Il n'avait pas de clients, ou bien c'étaient ces clients qui n'ont pas de maladies. Et l'infortuné médecin, les poches pleines de parchemins, mais vides d'argent, en vint à coucher sous les ponts et à voler pour ne pas périr d'inanition.
Il serait à désirer que cette douloureuse aventure obtint une large publicité et fût surtout connue des innombrables adolescents qui se destinent aux carrières libérales. L'encombrement de ces carrières ne peut être mieux illustré que par un cas comme celui-là. A l'heure qu'il est, le point de saturation est depuis longtemps atteint: la France a trop d'avocats, trop de médecins, trop de professeurs. Elle ne sait plus que faire de ceux que les universités continuent à lui fabriquer en masse chaque année. Elle ne peut plus rien pour eux. Ceux qui n'ont pas de ressources personnelles ou un talent absolument hors-ligne sont destinés, pour la plupart, à l'existence la plus précaire. Ils courront le risque de mourir de faim et, s'ils ont beaucoup de chance, arriveront tout au plus à végéter chichement.
Le grand tort du malheureux tributaire de la correctionnelle dont nous parlons a été de s'obstiner à chercher fortune à Paris. Tandis qu'il y a pléthore de médecins à Paris, les campagnes en manquent dans plusieurs régions de la France. En allant s'installer dans quelques lointains villages, ce garçon aurait certainement réussi à vivre. Mais ce n'était pas cela qu'il avait rêvé! Ce n'était pas la peine d'avoir brillé à la soutenance de thèse et d'avoir reçu les félicitations du jury pour s'enterrer dans quelque trou, chez des paysans ignorants! La fureur de se lancer dans les carrières libérales se double tout naturellement de la rage de vivre à Paris. Ce sont les deux faces de la même ambition.
Eh bien! aujourd'hui, pour les trois-quarts de ceux qui la conçoivent, cette ambition est folie pure. La France a besoin de commerçants, d'industriels, d'agriculteurs, de colons. Elle n'a plus besoin de licenciés ni de docteurs. Elle en est pourvue abondamment. A vouloir lutter contre les faits, on ne peut que se briser. Puissent les jeunes gens et leurs familles se pénétrer de ces vérités si importantes pour le bonheur des individus et la prospérité du pays.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 juillet 1903.
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