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jeudi 23 octobre 2014

La question des lapins en Australie.

La question des lapins (1) en Australie.

L'Australie s'était peuplée lentement lorsque la découverte de l'or en 1851 amena un flux d'immigrants considérable; entre 1850 et 1855 la population passa de 265.000 à 642.000. Avec la richesse s'introduit le goût du luxe. Il n'y a pas de vie luxueuse pour un anglo-saxon sans le plaisir de la chasse; on ne chassait jusque là que le kangourou et le cygne noir; on voulut avoir du gibier européen. C'est pourquoi des amateurs eurent l'idée d'importer des lapins et des moineaux, animaux choisis en raison de leur multiplication rapide. Plusieurs sociétés d'acclimatation se fondèrent. En 1862, M. Austin introduisit un couple de lapins. On les compte aujourd'hui par milliards.
Nul alors ne se douta du danger, à l'exception peut être du comte de Castelnau, consul de France à Melbourne, qui fit à ce sujet une communication à la Société royale en 1862. Encore ne parlait-il que des moineaux.
Jusqu'en 1876 tout marche dans la perfection; les lapins restaient localisés dans les districts déserts. Mais les progrès de l'élevage et sa marche progressive vers l'ouest mirent alors en présence le mouton et le lapin, l'animal producteur et l'animal destructeur. Le lapin a perdu de sa taille en Australie, mais sa voracité a augmenté. En outre, il s'est adapté aux conditions d'existence que lui imposait le milieu local; traverser une rivière à la nage ne l'embarrasse point et il n'hésite pas à grimper sur les arbres pour dévorer l'écorce ou les feuilles. En certains districts il est presque devenu un animal arboricole. On comprend facilement quel ruine il cause. Cinq lapins consomment autant d'herbe qu'un mouton. Partout où ils se sont établis, les pâturages sont rasés et pelés, et les arbres, dépouillés de leur écorce jusqu'à 1 mètre, ne tardent pas à mourir. Les troupeaux périssent d'inanition.




On estime qu'entre 1876 et 1885, l'Australie a perdu, du fait des lapins, un milliard de francs.
Dès 1878, la lutte fut engagée contre les lapins. Une loi les proclama animaux nuisibles et une prime qui monta à 1,25 fr. par tête en certaines régions, fut allouée pour leur destruction. En 10 ans, de 1878 à 1888, les gouvernements australiens ont dépensé de ce chef la somme énorme de 29.440.075 francs. Ce moyen étant insuffisant, d'autres furent employés concurremment: pièges fixes, pièges mobiles, piège à rabattement, poisons phosphorés, chiens dressés, incendie de forêts et des prairies. On vit même naître une industrie nouvelle, celle des rabitters, ouvriers nomades parcourant le pays et se livrant, moyennant rétribution de la part des propriétaires, à la destruction méthodique des terriers. D'énormes massacres furent effectués: sur certaines stations (fermes d'élevage) un million de lapin, 1.250.000 même périrent (2). La situation n'en fut pas sensiblement modifiée. Seules les riches exploitations pouvait suffire à de pareilles dépenses; les petites stations continuèrent de succomber l'une après l'autre dans une lutte inégale.
La Nouvelle-Galles du Sud, principale région d'élevage de l'Australie, était naturellement la colonie la plus éprouvée. Aussi s'attacha-t-elle à perfectionner les moyens de lutte. Le parlement néo-gallois vota en 1883 une loi importante. Une direction spéciale pour la destruction des lapins fut créée au Ministère des Mines et de l'agriculture; la direction du bétail fut déchargée de ce service dont elle ne pouvait s'occuper qu'accessoirement. Tout l'intérieur du pays fut partagé en rabbit-districts, dont chacun était surveillé par un inspecteur spécial. Le gouvernement cessa de payer des primes, mais il prit à sa charge une partie des frais de destruction. En trois ans (1884-1886), il dépensa ainsi 11 millions pour la protection de 205 propriétés.
A la même époque, des rabbit-boards, syndicats de propriétaires pouvant lever dans un district des taxes spéciales pour la destruction des lapins, furent créés au Quennsland.
Malgré tout, aucun résultat décisif ne put être obtenu et il fallut chercher quelque méthode nouvelle. L'Hon. F. Abigail, ministre des mines et de l'agriculture dans le cabinet de Sir Henry Parkes eut alors l'idée de convier l'Europe ou pour mieux dire le monde tout entier à coopérer à la recherche d'un procédé véritablement efficace. Dans ce but il fit paraître, le 31 août 1886, une note qui fut reproduite par la presse des deux Mondes. Une récompense de 25.000 livres sterling (625.000) francs était promise à celui qui débarrasserait le pays du fléau des lapins; mais il devait essayer et démontrer la valeur de son procédé à ses frais et obtenir, après des expériences concluantes, l'approbation d'une commission intercoloniale; en outre le système employé devait être inoffensif pour les animaux domestiques. Pasteur, ayant eu connaissance de la note de M. F. Abigail, résolut de concourir. Ses études sur les maladies microbiennes des animaux de ferme (charbon, péripneumonie, choléra des poules) le préparaient à envisager le problème sous un aspect tout nouveau et à suggérer une solution originale. Pour lui, les poisons ordinaires étaient de toute évidence insuffisants, en raison du nombre des animaux à détruire. Comment espérer les atteindre tous? Et si l'on en négligeait, ne fût-ce qu'un petit nombre, ne pulluleraient-ils pas bientôt à nouveau, grâce à leurs facultés prolifiques? Ce qu'il fallait c'était atteindre la race aux sources même de la vie, en lui communiquant une maladie contagieuse qui, inoculée à quelques animaux et se communiquant de proche en proche, accomplirait d'elle-même son oeuvre de mort. Or précisément, le choléra des poules, qu'il avait longuement étudié, était communicable aux lapins sans avoir d'action sur les autres animaux domestiques. La solution au problème posé semblait donc être trouvée: il suffisait d'arroser, en de nombreux points, les environs des terriers avec du liquide microbien. La contagion se répandrait d'elle-même.



Savant consciencieux jusqu'au scrupule, Pasteur (3) expérimenta longuement son idée dans son laboratoire. Toujours il constata non seulement que les lapins, dont la nourriture avait été infectée par le liquide virulent, mourraient dans les 24 heures, mais encore que les animaux mis en contact avec les malades succombaient eux-mêmes à la contagion, sans avoir rien mangé. D'autres animaux, chiens, moutons, porcs, etc., introduits dans les cages, restaient indemnes; seules les poules étaient, avec les lapins, sujettes à la maladie.
D'autres expériences, plus démonstratives encore, furent effectuées à Reims, dans un terrain, appartenant à Mme veuve Pommery et mis gracieusement à la disposition de Pasteur. Ce terrain était infesté de lapins; on en évaluait le nombre à plus d'un million. Au bout de peu de temps, de nombreux cadavres jonchaient le sol; la plupart des animaux devaient d'ailleurs, suivant leur habitude, être allés mourir dans leurs terriers. On ne revit plus de lapins.
A la suite de ces expériences concluantes, Pasteur se mit en rapport avec Sir Daniel Cooper, agent-général à Londres de la Nouvelle-Galles du Sud. Une mission fut envoyée en Australie pour faire sur place l'essai du procédé. Elle était composé des docteurs Adrien Loir, neveu et collaborateur de Pasteur, Germon et Hinds. Elle s'embarqua à Naples pour Sydney le 27 février 1888.
Contrairement à ce qu'ils pouvaient et devaient attendre, les membres de la mission Pasteur furent froidement accueillis? C'est que la politique s'était immiscée dans la question des lapins et que des intérêts particuliers étaient, en cette matière, entrés en lutte avec l'intérêt général. Les squatters (grands éleveurs de l'intérieur) demandaient l'abrogation de la loi de 1883. Ils ne voulaient plus de l'aide pécuniaire de l'Etat, toujours parcimonieusement et irrégulièrement accordée; par contre, ils réclamaient le rétablissement du système des primes, qui donnaient lieu à toutes sortes de spéculations lucratives, et surtout la diminution du loyer des terres qu'ils tenaient de la Couronne (Crown lands)
La destruction des lapins n'était plus pour eux un but, pas même un moyen; c'était tout au plus un prétexte. Moins que cela même pour certains, pour qui les lapins étaient momentanément des alliés précieux dans leur réclamation au Gouvernement. On croira difficilement, et pourtant le fait est exact et a été officiellement constaté, que quelques éleveurs introduisirent eux-mêmes les lapins sur une partie, soigneusement enclose d'ailleurs, de leur domaine, afin de pouvoir se plaindre et, en invoquant leur ruine imminente, arracher à l'Etat la diminution de loyer qui leur tenait à cœur.
Dans cette disposition d'esprit les squatters suscitèrent touts sortes d'obstacles aux envoyés de Pasteur. Leur influence fit retirer à M. F. Abigail, promoteur et protecteur de la mission, la haute direction du Rabbit Service, qui fut enlevé au Ministère des Mines et de l'Agriculture et rattaché au Ministère des Terres. Ils firent aussi voter une loi (20 mars 1888) interdisant l'importation de tout microbe en Australie et réussirent à faire entrer dans la Commission intercoloniale des personnes professionnellement hostiles au procédé Pasteur, comme le Président de l'Association de l'élevage de la volaille et le principal importateur des barrières en fil de fer employés contre l'invasion des lapins. Enfin, ils obtinrent en 1888 la diminution du loyer demandée.
Pourquoi dès lors s'acharner contre les lapins, dont la disparition eût fait de nouveau hausser le prix des terres? On songerait à cette question quand la diminution, si difficilement conquise, serait entrée dans les habitudes administratives et devenue définitive.
La mission fut installée dans une île de la rade de Sydney, Rodd Island. On mit à sa disposition un laboratoire, couvert d'une cloche en toile métallique de 35 mètres sur 28. On craignait que les microbes ne s'échappassent et n'envahissent le Continent! Là, les docteurs Loir, Germont et hinds reprirent avec succès les expériences de Pasteur. Mais ils ne purent pas obtenir d'aller se livrer à une expérimentation directe dans l'intérieur du pays. Le gouvernement, pour justifier cette défense, invoquait le danger de communiquer une maladie microbienne aux animaux domestiques, particulièrement à la volaille. C'est également en s'appuyant sur ces craintes que, quinze mois après, en 1889, la Commission intercoloniale émit un avis défavorable à l'adoption du procédé Pasteur. La mission dut revenir en Europe.
Au reste les squatters ne profitèrent pas longtemps de leur victoire. En 1891, un ministère, plus démocratique que celui de Sir Henry Parkes, revint sur la faveur accordée aux grands détenteurs de terre et rétablit les prix de location d'avant 1888.
Pendant quelques années on se préoccupa beaucoup moins des lapins qu'on avait fait jusque là. D'où venait ce changement d'attitude? La cause en était la série de sécheresses que subit l'Australie entre 1891 et 1903, particulièrement entre 1897 et 1903. Or, en temps de sécheresse, les lapins se développent peu; ils périssent même par millions; d'autre part, l'élevage lui-même subit un recul; de nombreux moutons périssent et les affaires se ralentissent. De là vient que le fléau des lapins attire alors beaucoup moins l'attention que pendant les périodes prospères. Pourtant les Australiens ne sont pas restés inactifs; ils ont profité de ces douze années, pendant lesquelles les lapins ont fait peu de progrès, pour protéger, contre leur invasion naturelle, les districts et les domaines non encore infestés. Le procédé communément employé consiste à entourer les régions que l'on veut défendre de barrières de treillage de fer, profondément enfoncées dans le sol (30 centimètre). Le gouvernement de la Nouvelle-Galles en a fait construire 1.130 km. formant une ligne ininterrompue et revenant à 900 francs le kilomètre. Les particuliers, de leur côté, ont établi 22.000 km de barrières. Plus récemment le Queensland a établi entre la Nouvelle-Galles et lui, une frontière de fer de 3400 kilomètres. Des résultats appréciables ont été obtenus par ce moyen, malheureusement assez coûteux.
On ne s'est pas contenté en Australie de combattre ou, pour mieux dire, d'arrêter l'invasion des lapins, on a songé à utiliser la chair de ces animaux. On a commencé à les congeler et à les exporter en Angleterre où ils se vendent 1 franc à 1,25 franc pièce. An 1905, l'exportation des carcasses et aussi des peaux de lapins a atteint le chiffre de 17 millions de francs. Les bénéfices que l'Australie retire de ce commerce nouveau ne sont que maigre compensation aux partes subies.
Depuis que des pluies abondantes ont ramené, à partir de 1904, la prospérité sur le continent austral, la question de la destruction des lapins est revenue à l'ordre du jour. Le gouvernement de la Nouvelle-Galles s'est de nouveau adressé à l'Institut Pasteur et, en 1906, le Dr Danisz s'est rendu à Sydnay. Un laboratoire a été mis à sa disposition à Broughton Island, près de Newcastle. Il a poursuivi des expériences intéressantes, dont on ne peut encore préjuger des conséquences pratiques. Malheureusement il est en butte à l'hostilité du Labour party, qui s'obstinent à défendre les quelques milliers de rabitters qui vivent sur les stations (4).
Quelques soient pour l'avenir les espérances qu'une fois de plus conçoivent les Australiens, le fléau des lapins (rabbit pest) est encore à l'heure actuelle le principal obstacle à l'extension de l'art pastoral dans les districts maigres de l'intérieur australien.

                                                                                                    Paul Privat Deschanel.


(1) Il ne faut pas confondre le lapin européen (fig.2), malheureusement introduit en Australie, avec le lapin indigène, le rabbit Bandicool (fig.1), qui n'est pas un véritable lapin et qui est absolument inoffensif.
(2) L. Vigouroux. L'évolution sociale en Australie, Paris, Colin 1901, p. 318. En Nouvelle-Galles, en une seule année, on a tué 25 millions de lapins (Pierre Leroy- Beaulieu, Les Nouvelles sociétés anglo-saxonnes, 2 ed., Paris, Colin, 1901, p. 87)
(3) Sur tout ce qui concerne l'intervention de Pasteur et les travaux de la mission qu'il envoya en Australie, voir l'intéressante thèse du Dr Adrien Loir, La microbiologie en Australie. Paris, Steinheil, 1893.
(4) Biard d'Aunet, L'aurore astrale, Paris, 1907, p.283-286.

La Nature, premier semestre 1908.

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