La ceinture de l'église.
On rencontre en Bavière et dans le Tyrol un grand nombre d'églises catholiques qui sont entourées d'une chaîne de fer; cette chaîne est même l'un des signes distinctifs des sanctuaires consacrés à Saint Léonard.
Ce saint, originaire de France, a été transporté en Allemagne par les Cisterciens. Anciennement, on le nommait Liénard, et on lui attribuait le pouvoir de lier et de délier. L'analogie entre le nom du saint et sa fonction spéciale est évidente, au point que celle-ci a bien des chances de provenir de celui-là
Actuellement, encore, Saint Liénard ou Léonard est, en France comme en Allemagne, le protecteur des animaux domestiques, des femmes en mal d'enfant, des prisonniers, etc. Et son surnom allemand est Entbinder, le délieur. Ainsi, le jeu de mots français a été traduit par les allemands, pour qui le mot de Liénard ne signifiait rien.
Pour acquérir la protection de Saint Léonard, les Bavarois et les Tyroliens se procurent des statuettes en cire et de préférence en fer, représentant les animaux dont ils désirent la guérison, et les offrent au saint. Dans certaines églises, il y a ainsi des centaines de kilos de fer.
Ceci dit, d'où vient ce curieux emploi de chaînes qui entourent une église? De nos jours, la signification de ce rite n'est pas connue des fidèles, qui se transmettent en guise d'explication des légendes comme la suivante: Les chevaux d'un paysan qui se rendait en pèlerinage à une chapelle de Saint Léonard s'étant emballés, le paysan, en grand danger de périr, fit vœu d'offrir au saint une chaîne de fer assez grande pour entourer la chapelle; les chevaux s'arrêtèrent et la chaîne témoigne encore de la puissance du saint.
Il est manifeste que ce type de légende est relativement moderne; il est bien postérieur au rite même. Une explication meilleure serait que la chaîne a été forgée avec les fers à cheval ou les longes de fer offerts par les propriétaires de chevaux malades. Telle est entre autre l'interprétation que donnent du rite les habitants de Nussdorf et de Saint-Véit.
D'autre part, Saint Léonard est aussi le protecteur des prisonniers, qui lui dédiaient autrefois leurs chaînes en cas de délivrance.
Le rite des chaînes a été rencontré par M. Andree (1) en Carniole, en Carinthie, en Styrie, à Salzbourg, dans le Tyrol et en Bavière.
Nombreuses ont été les théories des folk-loristes allemands pour expliquer ce rite: Liebrecht y voyait un lien entre la divinité et la communauté des fidèles; Simrock les regardait comme une modification des cordes de soie légendaires qui ceignaient le Paradis souterrain du roi des nains Laurin; Quitzmann regardait Saint Léonard comme le remplaçant de la vieille divinité germanique Frô, qui soi-disant protégeait les prisonniers.
Nombreuses ont été les théories des folk-loristes allemands pour expliquer ce rite: Liebrecht y voyait un lien entre la divinité et la communauté des fidèles; Simrock les regardait comme une modification des cordes de soie légendaires qui ceignaient le Paradis souterrain du roi des nains Laurin; Quitzmann regardait Saint Léonard comme le remplaçant de la vieille divinité germanique Frô, qui soi-disant protégeait les prisonniers.
C'est avec raison que M. Andree rejette toutes ces théories compliquées. Il remarque d'abord que les chaînes des prisonniers sont d'un tout autre modèle que celles qui ceignent les sanctuaires de Saint Léonard. Et il constate, après enquêtes, que l'accumulation dans les églises de masses énormes d'offrandes en fer devient rapidement, même de nos jours, un sujet de gêne. Parfois, on enterre ces "vieux fers", rarement on les vend au maréchal du lieu. Le plus simple serait de les faire fondre et d'en faire une offrande gigantesque en forme de chaîne qu'on tendrait autour de l'église.
Cette théorie semble à M. Andree "simple et naturelle". Mais je crains qu'elle ne le soit trop. Pourquoi n'accroche-t-on pas ces chaînes à l'intérieur des sanctuaires, le long ou autour des piliers par exemple? A mon sens, l'élément important du rite, c'est l'acte d'enchaîner, de ceindre l'église.
En outre M. Andree n'insiste pas sur la valeur religieuse que peut représenter l'acte d'accrocher la chaîne, et il oublie que la chaîne fabriquée avec les vieux fers par le forgeron voisin aurait besoin d'être consacrée à nouveau.
Il attribue enfin une valeur trop grande à la matière dont est faite la chaîne.
Ailleurs, en effet, on rencontre le même rite, mais exécuté avec des matières moins durables. Ainsi, il est question dans quelques chansons bretonnes de longs cierges, en forme de rat de cave et dont les extrémités se trouvaient sur l'autel au-devant du crucifix. Et M. Sébillot me dit qu'il a vu vers 1863 des églises des environs de Guingamp ceinturé d'un rat de cave qui parfois en faisait le tour trois fois.
On ne saurait supposer cette fois que la "chaîne" est faite de "vieilles cires" encombrantes. L'élément important du rite est donc bien d'entourer l'église. Or, un rat de cave ou une chaîne de dimensions aussi considérables ne sauraient, sinon exceptionnellement, être une offrande d'un seul individu. On les concevait plutôt comme des offrandes d'un groupe, peut être d'une famille ou même d'un village. Et le parallèle suivant vient fortifier ce point de vue.
Les populations actuelles de Syrie, tant musulmanes que catholiques, ont conservé un très grand nombre de croyances et de pratiques qui remontent à la plus haute antiquité et qui, par un procès d'assimilation bien connu des historiens des religions, ont été simplement islamisées ou christianisées superficiellement. Tel le rite suivant que M. Goudard a relevé chez les catholiques du Liban. (2)
"Dans les calamités publiques, famine, guerre, menace d'épidémie, les chefs de famille se réunissent près d'une église de la Sainte-Vierge, apportant chacun un voile, qui en soie, qui en coton, selon la générosité ou la fortune. De ce monceau de linges, on fait une immense torsade; parfois on se contente d'attacher bout à bout les foulards; puis on applique, à mi-hauteur et tout autour de l'église, la couronne d'étoffe; le mal est ainsi lié (3)".
Ce passage nous donne la clef des rites allemand et breton. On voit d'abord le caractère collectif du rite se placer au premier plan: le rite vaut pour les calamités qui affectent la collectivité; et ce sont les représentants naturels (chefs de famille) de celle-ci qui l'exécutent. Ainsi les chaînes de fer et les rats de cave auront originairement été martelés et fondus, ou du moins achetés, aux frais de familles, de villages ou d'associations religieuses.
En outre, l'idée fondamentale est bien celle de lier soit un mal, soit l'église et ses habitants sacrés. On enferme le saint ou la sainte dans sa demeure, regardée, on le sait, comme actuelle. Car l'idée que le sanctuaire n'est que le domicile terrestre, passager ou symbolique, du saint ou de la sainte, ou même de la divinité, est génétiquement récente.
Dans les trois parallèles cités nous rencontrons trois stades d'évolution d'un même rite: d'abord acte strictement magique, coercitif, le rite devient ensuite symbolique et dégénère enfin en ex-voto. Il n'y a donc pas lieu d'attribuer à la matière même de la ceinture magique l'importance que lui donne M. Andree. Le rite bavarois s'est spécialisé pour les chapelles de Saint Léonard à cause des attributions primitives de ce saint, fondées sur une assimilation verbale.
A. van Gennep.
Cette théorie semble à M. Andree "simple et naturelle". Mais je crains qu'elle ne le soit trop. Pourquoi n'accroche-t-on pas ces chaînes à l'intérieur des sanctuaires, le long ou autour des piliers par exemple? A mon sens, l'élément important du rite, c'est l'acte d'enchaîner, de ceindre l'église.
En outre M. Andree n'insiste pas sur la valeur religieuse que peut représenter l'acte d'accrocher la chaîne, et il oublie que la chaîne fabriquée avec les vieux fers par le forgeron voisin aurait besoin d'être consacrée à nouveau.
Il attribue enfin une valeur trop grande à la matière dont est faite la chaîne.
Ailleurs, en effet, on rencontre le même rite, mais exécuté avec des matières moins durables. Ainsi, il est question dans quelques chansons bretonnes de longs cierges, en forme de rat de cave et dont les extrémités se trouvaient sur l'autel au-devant du crucifix. Et M. Sébillot me dit qu'il a vu vers 1863 des églises des environs de Guingamp ceinturé d'un rat de cave qui parfois en faisait le tour trois fois.
On ne saurait supposer cette fois que la "chaîne" est faite de "vieilles cires" encombrantes. L'élément important du rite est donc bien d'entourer l'église. Or, un rat de cave ou une chaîne de dimensions aussi considérables ne sauraient, sinon exceptionnellement, être une offrande d'un seul individu. On les concevait plutôt comme des offrandes d'un groupe, peut être d'une famille ou même d'un village. Et le parallèle suivant vient fortifier ce point de vue.
Les populations actuelles de Syrie, tant musulmanes que catholiques, ont conservé un très grand nombre de croyances et de pratiques qui remontent à la plus haute antiquité et qui, par un procès d'assimilation bien connu des historiens des religions, ont été simplement islamisées ou christianisées superficiellement. Tel le rite suivant que M. Goudard a relevé chez les catholiques du Liban. (2)
"Dans les calamités publiques, famine, guerre, menace d'épidémie, les chefs de famille se réunissent près d'une église de la Sainte-Vierge, apportant chacun un voile, qui en soie, qui en coton, selon la générosité ou la fortune. De ce monceau de linges, on fait une immense torsade; parfois on se contente d'attacher bout à bout les foulards; puis on applique, à mi-hauteur et tout autour de l'église, la couronne d'étoffe; le mal est ainsi lié (3)".
Ce passage nous donne la clef des rites allemand et breton. On voit d'abord le caractère collectif du rite se placer au premier plan: le rite vaut pour les calamités qui affectent la collectivité; et ce sont les représentants naturels (chefs de famille) de celle-ci qui l'exécutent. Ainsi les chaînes de fer et les rats de cave auront originairement été martelés et fondus, ou du moins achetés, aux frais de familles, de villages ou d'associations religieuses.
En outre, l'idée fondamentale est bien celle de lier soit un mal, soit l'église et ses habitants sacrés. On enferme le saint ou la sainte dans sa demeure, regardée, on le sait, comme actuelle. Car l'idée que le sanctuaire n'est que le domicile terrestre, passager ou symbolique, du saint ou de la sainte, ou même de la divinité, est génétiquement récente.
Dans les trois parallèles cités nous rencontrons trois stades d'évolution d'un même rite: d'abord acte strictement magique, coercitif, le rite devient ensuite symbolique et dégénère enfin en ex-voto. Il n'y a donc pas lieu d'attribuer à la matière même de la ceinture magique l'importance que lui donne M. Andree. Le rite bavarois s'est spécialisé pour les chapelles de Saint Léonard à cause des attributions primitives de ce saint, fondées sur une assimilation verbale.
A. van Gennep.
(1) Richard Andree, Votive und Weihegaben des katholischen Volks in Süd-Deutschland. brunswick, 1904, 4°, XXXII planches, p. 74-75.
(2) Le Mois littéraire et pittoresque, septembre 1905, p. 330.
(3) Un rite analogue pratiqué à Haghios Demetrios, à Salonique, consiste, pour guérir un malade, à nouer dans la flamme d'un cierge une ficelle qui a préalablement touché le tombeau d'un saint. (voy. L. De Launay, Les Grecs de Turquie, Cornély, 1897).
La nature, revue des sciences, deuxième semestre 1907.
(3) Un rite analogue pratiqué à Haghios Demetrios, à Salonique, consiste, pour guérir un malade, à nouer dans la flamme d'un cierge une ficelle qui a préalablement touché le tombeau d'un saint. (voy. L. De Launay, Les Grecs de Turquie, Cornély, 1897).
La nature, revue des sciences, deuxième semestre 1907.
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