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mercredi 8 octobre 2014

L'habillement singulier.

L'habillement singulier.


M. de Louvois avait toujours eu l'esprit un peu léger. Etant à Brest, à dix-huit ans, avec beaucoup de dettes, et sans argent, il écrivit à son père; et, ne recevant point de réponse, il vendit tous ses habits pour fournir aux frais de son voyage, ne gardant pour toute garde-robe, qu'un mauvais frac usé; et il partit pour se rendre au château de Louvois, où le marquis de Souvré le reçut très-mal: dans les premiers jours, M. de Louvois n'osa pas lui renouveler sa demande. 
Un soir, M. de Souvré lui dit que les dames les plus considérables du voisinage devaient dîner chez lui le surlendemain.
- J'espère, ajouta-t-il, que vous voudrez bien quitter ce vilain habit de voyage et vous habiller convenablement. M. de Louvois se garda bien de dire qu'il ne lui restait plus que le vêtement qu'il avait sur lui; mais il déclara qu'il n'avait apporté que de vieux habits, et qu'il désirait en faire faire un neuf; et il saisit cette occasion pour demander de l'argent. M. de Souvré refusa d'un ton qui ne laissait nulle espérance. M. de Louvois n'insista point; il se contenta de répondre qu'il mettrait un autre habit.
Il y avait dans la chambre où il couchait une vieille tapisserie à grands personnages: il en détache un pan qui représentait Armide et Renaud; il envoie chercher le tailleur du village: et, lorsqu'il fut arrivé, il lui ordonna de lui faire un habillement complet, habit, veste et culotte avec ce pan de tapisserie, de passer la nuit,  et de le lui rendre le surlendemain de bonne heure. Le tailleur, pour mettre un peu de régularité dans ce singulier ouvrage, fit les manches avec les deux bras d'Armide, et sur le dos de cet habit, il mit la tête de Renaud, ornée d'un beau casque; deux petits visages d'amours et des fragments de bouclier formaient le reste de l'habillement dont M. de Louvois se revêtit avec une joie parfaite. 
Équipé de la sorte, au mois de juillet, il attendit dans sa chambre, et non sans impatience, l'arrivée de la compagnie. Aussitôt qu'il entendit les voitures dans la cour, il descendit lestement, malgré l'étonnante lourdeur de sa parure, et il s'élança sur le perron afin de donner la main aux dames, ce qu'il fit sérieusement, et de l'air du monde le plus simple et le plus naturel. Comme on s'émerveillait et que l'on questionnait en vain M. de Louvois qui, avec un maintien triomphal, conduisait ces dames dans le salon, M. de Souvré survint. A l'aspect de son fils paré des dépouilles de sa chambre, il recula deux pas en arrière en demandant d'un ton foudroyant raison de cette extravagance.
- Mon père, répondit M. de Louvois, vous m'aviez ordonné de mettre un autre habit, et comme je n'avais à ma disposition que cette étoffe, j'ai été forcé de l'employer pour vous obéir.

                                                                                                         Madame de Genlis.

Le Magasin Universel, 1836.

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