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mercredi 29 octobre 2014

L'art capillaire chez les Chinois.

L'art capillaire chez les Chinois.


L'information qui prête à l'Impératrice Douairière Tzu-Hsi l'intention d'interdire à ses sujets le port de la natte, rencontre maints incrédules parmi les Européens initiés aux mœurs des Célestes. En supposant qu'elle ait réellement ce projet, il est peu probable qu'elle en poursuive avec succès la réalisation. Pierre le Grand commença son oeuvre de civilisation en contraignant les Moscovites à raser leurs barbes de patriarches. Mais un chinois préfère la mort à la perte de sa natte, même si l'on fait miroiter à ses yeux cette flatteuse perspective... que l'ablation de sa chevelure lui vaudra une plus grande ressemblance avec les sujets du Mikado!
Nous ne pouvons pas imaginer un Chinois sans sa natte, et nous oublions volontiers que cet usage ne fut introduit en Chine qu'il y a cinq ou six siècles. Son origine est expliquée de diverses façons. La théorie la plus généralement admise est que cette mode fut introduite en Chine par les conquérants mandchous. Ils eurent même recours à un curieux stratagème pour la faire adopter: un édit fit défense aux criminels de porter leurs cheveux tressés. Ainsi la natte devint, si j'ose dire, comme un "casier judiciaire blanc".
C'est la partie de son individu que le Chinois soigne avec le plus grand soin. 



Si pauvre qu'il soit, il saura économiser sur son maigre salaire pour rémunérer le perruquier au moins une fois par quinzaine. Dans les faubourgs des grandes villes comme Shanghaï, Amoy, Pékin, vous verrez à chaque carrefour la boutique, ou plutôt l'étal, de l'artiste capillaire, qui exerce en plein vent son métier compliqué.



L'opération est longue, parce que multiple. Il commence par raser le front, les tempes et la nuque du client, en se servant d'un outil primitif qui a tout l'air d'un vieux morceau de ferraille. L'usage du savon lui est inconnu: il le remplace par de l'eau tiède. Le même outil lui sert à faire tomber les rares poils du menton et des lèvres. Il consacre alors son attention aux cils, qu'il racle ou épile, stupide procédé qui explique pourquoi les cas d'ophtalmie sont si fréquents en Chine.
Une trousse spéciale lui permet maintenant d'aborder les oreilles, qu'il nettoie dans les moindres replis. Et ce n'est qu'après ces longs préliminaires qu'il entame le gros de la besogne, peignant les cheveux avec un peigne de bois, les enduisant d'une huile qui n'est odoriférante que pour les narines chinoises, s'attardant à l'élaboration de la natte, qu'il tresse avec un ruban dont la couleur fut indiquée par le client.

Le tressage de la natte.

C'est que cet usage national comporte toute une étiquette, réglée minutieusement. Par exemple, la mort d'un proche parent oblige le Chinois à se passer des services d'un perruquier pendant trois lunes. 



Durant cette période, il ne devra ni peigner sa natte, ni raser son front et sa nuque. Plus tard, il tressera ses cheveux avec une tresse de cordelette blanche qui ne descendra pas plus bas que la moitié de la natte. A la longue, la tresse blanche sera remplacée par une bleue. Mais qu'il se marie, ou qu'il marie un de ses fils, et il demandera au perruquier   de tresser sa natte avec une cordelette rouge, la couleur qui marque la joie.

En sortant de chez le coiffeur, les élégants vont exhiber
leur natte sur les promenades.

Je n'ai parlé que des coiffeurs achalandés par le bas peuple.. Mais les villes chinoises comptent d'innombrables boutiques meublées parfois avec un grand luxe, où les Célestes des classes aisées fréquentent. Les gens riches ont à leur solde des valets qui n'ont d'autre mission que de soigner la natte du maître. Cette même étiquette interdit à un vulgaire coolie de porter enroulée sur le sommet du crâne, ou nouée sous le chapeau. Ce simple détail montre un abîme social. On a vu des chinois tombés dans la misère qui se suicidaient parce que le patron qui les employait voulait les obliger à nouer leur natte! Ils étaient prêts à supporter philosophiquement toutes les humiliations, sauf celle-là!
Aussi, comme des domestiques ont le droit de porter la natte allongée, voit-on de nombreux ouvriers abandonner un métier lucratif pour se mettre en service, afin d'acquérir un privilège qui est le summum de leur ambition. Voici l'occasion de raconter un trait de mœurs qui m'a paru typique.
Le Consul des Etats-Unis à Amoy avait à son service un jeune Chinois d'humeur turbulente. Quand il servait à table, il avait de ces mouvements brusques qui faisaient tournoyer sa longue natte dans le cou des convives, voire dans leur assiette. Le Consul finit par se fâcher, et le boy eut à choisir entre deux alternatives: nouer sa natte, ou reprendre son ancien poste de marmiton. Il choisit une troisième issue: la pendaison.
Un Chinois commettrait une faute impardonnable s'il rendait ou recevait une visite sans laisser sa queue pendre de toute sa longueur sur le dos. Un jeune fonctionnaire, ancien attaché à une ambassade d'Europe, avait pris l'habitude de se rendre à bicyclette à son bureau. Par mesure de précaution, il logeait le bout de sa natte dans une poche. Or, il commit l'oubli de se présenter en cette tenue devant son chef, un mandarin entiché des vieilles coutumes. Et ce fut la cause de sa disgrâce: il avait gravement offensé son supérieur en ne laissant pas flotter librement sa natte en son auguste présence!
Couper la natte d'un Chinois est un crime abominable que la loi punit de mort. Souvenez-vous qu'un Chinois privé de cet ornement est considéré comme un criminel, et que personne n'acceptera de le fréquenter ou de l'employer. Aussi, le premier soin d'un prisonnier libéré est-il de se procurer une fausse natte: elle vaudra à ses yeux toutes les amnisties du monde. Et les quelques Chinois qui, de retour d'Europe ou d'Amérique, sacrifient leur natte à leur amour du progrès, sont de véritables héros: pour la grande majorité de leurs compatriotes, ils ne sont plus que des évadés du bagne.

                                                                                                                         V. Forbin.

La Nature, premier semestre 1908.

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