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mercredi 22 octobre 2014

Du jeu du "diable" au "diabolo".

Du jeu du "diable" au "diabolo".

Lorsqu'il y a quelques mois, on voyait, dans les jardins publics, des enfants faire tourner en l'air une petite bobine, personne n'imaginait qu'une mode naissait, destinée à faire fureur.
L'hiver emportera-t-il celle du Diabolo? Peut-être.
Il naît à Paris, en France, dans le monde, des modes qui durent une belle saison et qui meurent, pour renaître bien des années plus tard, suivant un rythme perpétuel, et mystérieux.
Quoi qu'il en soit, celle du jeu du diable, qui est justement de ces ressuscitées, a duré assez longtemps, elle est peut être aussi assez près de sa fin, pour qu'il soit intéressant de retracer en peu de mots son histoire.
Le peuple français aime à avoir de l'engouement pour quelque chose, et on pourrait dire que volontiers chez nous il faut qu'il y ait une passion, dont tout le monde se trouve plus ou moins épris. On sait qu'autrefois, au XVIe siècle, le bilboquet, qui avait été mis à l'honneur à la cour du roi de France, jouit d'une faveur sans égale. Le journal de l'Estoile donne de curieux détails sur la passion qu'Henri III avait pour ce jeu:
"En ce temps, le roi commença à porter un bilboquet à la main, mesme allant par les rues et s'en jouait comme font les petits enfants. Et à son imitation les ducs Desparnon et de Joieuse et plusieurs autres courtisans s'en accomodoient, qui estoient en ce suivis de gentilshommes, pages, laquais et jeunes gens de toutes sortes."
Un peu plus tard, au XVIIIe siècle, ce sont les pantins qui sont à la mode, et les plus charmantes mondaines ne seraient pas sorties sans avoir leur petite poupée articulée, avec laquelle elles s'amusaient tout comme des jeunes enfants.
Au commencement du XIXe siècle, c'est le jeu de l'émigrette qui fait fureur; on sait que ce jouet, formé de deux disques de buis, de bois de rose ou d'ivoire, était censé personnifier le retour des membres de la noblesse, qui étaient partis pendant la Révolution et qui revenaient peu à peu. C'est même pour cela qu'en 1791, alors qu'une partie des Français se préoccupait de chercher le salut dans l'émigration, ceux qui étaient restés s'amusaient à tourner en ridicule ces courses des émigrants.
Mais voici qu'en 1812, un nouveau jeu prend une vogue considérable.
Ce ne fut pas seulement un hochet réservé à l'enfance, mais les dames les plus élégantes, voire même des personnages très graves, s'efforcèrent à signaler à l'envi leur adresse dans ce jeu, au grand péril des glaces des salons et souvent même pour le plus grand danger de la tête de leurs concitoyens.
Qu'est-ce donc que ce jeu du diable? C'est une sorte de toupie double, quelque chose comme deux toupies d'Allemagne accolées l'une à l'autre, qu'il s'agit de faire tourner rapidement sur elles-mêmes en leur donnant l'aplomb au moyen d'une corde fixée sur deux baguettes. Il y a tout un apprentissage à faire pour arriver à tenir en équilibre le diable sur la ficelle.



La première figure est celle de la promenade qui consiste à faire courir le diable le long d'un des bâtonnets; quand il arrive au milieu de la corde cette nouvelle position s'appelle: vas comme je te pousse. Si l'on croise les mains après avoir vivement tendu la corde et qu'on fasse remonter le diable à son point de départ, l'exercice s'appelle Jean s'en va comme il est venu. Le chevalet consiste à tenir le diable au bout des deux bâtons croisés. On peut également faire des tours d'équilibre en faisant arriver le diable à l'extrémité d'un des bâtonnets, c'est ce qui s'appelle le grand équilibre du croissant. Les joueurs habiles savent faire monter le diable le long de la corde raide, c'est ce qui s'appelle l'ascension à la corde tendue.
Le plus difficile de ces exercices est le saut périlleux.



On peut ainsi lancer ce jouet à une grande hauteur, disent ceux qui ont écrit sur ce sujet, et cette manière de jouer ne peut avoir lieu qu'en plein air et exige de la part du joueur autant de force que d'adresse.
La grande voltige est la manière la plus perfectionnée de jouer au diable; on se sert à cet effet à cet effet d'une corde de la grosseur des cordonnets employés pour les cordons de tirage.
Un auteur anonyme du commencement du XIXe siècle cite un jeu du diable qui avait été établi aux Champs-Elysées, dont la corde ne mesurait pas moins de 60 toises de long; elle était relevée dans le milieu par une perche de 20 pieds de hauteur.
On se plaisait autrefois à établir de véritables combats entre ces toupies volantes.
"Pour ajouter à l'intérêt de cette partie, dit le même auteur, on emploie deux diables qu'on lance au même moment sur chaque bout de la corde, ils montent chacun de leur côtés et arrivent ensemble à la hauteur du milieu, et, comme s'ils voulaient se disputer le terrain, ils se livrent un combat, se choquent, avancent et reculent plusieurs fois de suite et finissent par tomber lorsque leur force est épuisée.
"Il arrive quelquefois que le diable, fait d'un bois plus lourd et plus compact ou qui a été mis en train par une main vigoureuse, fait reculer l'autre jusqu'au bout de la carrière."
Faisons, en terminant, l'historique de ce jeu.
Il paraît que c'est un missionnaire qui a introduit le diable en France. Singulière occupation, dira-t-on, pour un personnage, dont la principale fonction devait être de combattre l'esprit malin. Il parait qu'en Chine on se sert du diable comme chez nous on emploie la crécelle; et les colporteurs en ont d'une grosseur énorme qui leur sert à annoncer leur approche. Le jeu du diable a eu, au début du XIXe siècle, le pouvoir de faire éclore  une quantité considérable de caricatures plus ou moins satiriques et dont le Bon Ton a publié de charmantes planches en couleur.
Au demeurant, le jeu du diable est un excellent exercice qui demande à la fois de l'adresse et une certaine décision qui sont tous éléments excellents à inculquer à la jeunesse.
Nous souhaitons longue et heureuse vie à cette renaissance du jeu du diable; mais, avec l'inconstance de nos goûts il est bien à redouter que dans quelques mois il ne soit supplanté par quelque nouveauté et obligé de se cacher piteusement jusqu'à ce que quelque chercheur émérite le découvre une troisième fois pour le lancer encore à travers le monde où il sera toujours le bienvenu.

                                                                                               Henri-René D'Allemagne.
                                                                                                  Archiviste paléographe
                                                                                                                                Bibliothécaire de l'Arsenal.

La nature, deuxième semestre 1907.

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