Le monde des prisons.
Un des hommes les plus marquants du parti socialiste, M. Emile Gautier, a été condamné, en 1882, à cinq ans d'emprisonnement pour délit politique. Grâcié en 1885, il a vécu trente-cinq mois en prison, ce qui lui a permis de connaître de visu et par une expérience personnelle ce qui se passe dans ce monde des prisons, si inconnu, malgré les innombrables écrits dont il a été l'objet.
Comme le fait très justement remarquer M. Emile Gautier, dans les notes très curieuses qu'il vient de publier dans les Archives de l'anthropologie criminelle et des sciences pénales, sous ce titre: le Monde des prisons, notes d'un témoin, pour connaître à fond le monde des prisons, ce monde à part qui a son histoire, ses traditions, ses mœurs, ses coutumes, ses conceptions, ses besoins, sa morale, sa vanité, ses héros, ses gloires, son langage, sa littérature, même son art et sa poésie, il faut y avoir vécu, non pas comme spectateur ou metteur en oeuvre, mais comme patient; il faut avoir été prisonnier. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut avoir pénétré ce qu'on pourrait appeler l'âme de ce monde spécial.
Un des caractères les plus distinctifs de ce monde, c'est le sentiment profond où sont ceux qui le constituent de l'abîme infranchissable qui les sépare de la société. Ils se considèrent comme d'une autre race que le commun des mortels, d'une race vouée à l'ostracisme et à la déconsidération, et il en résulte ceci, que presque tous se drapent orgueilleusement dans leur dégradation. Il n'est pas rare de voir des détenus qui, pour se faire valoir auprès des camarades, pour augmenter leur prestige, imaginent de véritables romans à la manière noire, dans lesquels ils s'attribuent le rôle principal, c'est à dire le plus odieux, et se vantent, devant un cercle pétrifié d'admiration, de forfaits qu'ils n'ont jamais songé à commettre.
A ce sujet, M. Emile Gautier rapporte que, pendant les quatre-vingt trois semaines qu'il a passé dans les prisons de Paris, tant à Sainte-Pélagie qu'à la Santé, il était frappé du respect que lui témoignait le troupeau du "droit commun"; il s'imaginait que ces misérables, conservant encore dans leur déchéance un certain sens moral, savaient distinguer entre un condamné politique et un condamné pour vol, faux, attentat à la pudeur, etc. C'était une erreur. Le respect témoigné à M. Gautier provenait de ce qu'il était celui qui "jouissait" de la plus forte condamnation.
En effet, dans toutes les prisons de la Seine, il ne se subit pas, en dehors des condamnés politiques, de peine d'une durée supérieure à un an, une condamnation de plus d'un an mène directement son homme à "la centrale". Or, l'écrivain socialiste avait cinq ans. Il était le doyen, le "meg"; il portait une auréole, d'autant plus importante qu'aux cinq années de prison s'ajoutaient dix années de "trique" (surveillance de la haute police). Les détenus, quand ils sont entre eux, apportent une coquetterie cynique à se vanter de leurs exploits réels ou imaginaires; mais, au contraire, avec les autorités, avec les gens dont ils ont peur ou besoin, ils se donnent pour des petits saints et ne cessent de protester de leur innocence. Tous, à les en croire, même ceux qui posent, au dortoir, à l'atelier ou "sur la cour", pour des malfaiteurs endurcis et relaps, auraient été victime d'erreurs judiciaires. L'hypocrisie, d'une part, et la vanité professionnelle, de l'autre, se disputent ces âmes troubles.
Une des curiosités du monde des prisons, ce sont les inscriptions dont sont recouvertes les murailles et les boiseries, inscriptions patiemment gravées à la pointe d'une aiguille ou d'un éclat de vitre. Il faut avoir lu, dit M. Gautier, ces devises panachées de sentimentalisme et d'obscénité, ces chansons bizarres en argot, parfois d'une inspiration douce, mélancolique et tendre, ces expansions, candides à force de cynisme, de la fierté professionnelle, ces déclarations d'amour inavouables et ces hymnes dithyrambiques à l'adresse des "illustration" de l'endroit, pour se faire une idée de ce qu'il fermente d'amour-propre malsain et de passions anormales au fond de ces géhennes: il y aurait dans cette épigraphie pénitentiaire un trésor de documents psychologiques à recueillir.
En effet, les murs des postes de police, des préaux, des cellules, des chauffoirs, des corridors, sans parler des parois des "paniers à salade" jouent, pour les détenus le rôle protéiforme de théâtre, de tribune, de journal, de bureau de poste et d'agences de renseignements. C'est par leur intermédiaire que ceux-ci échangent les nouvelles du dehors, qu'ils s'encouragent mutuellement au crime, qu'ils réchauffent leur haines collectives contre la société et qu'ils lèguent aux "amis" le soin de les venger de leur dénonciations. "Mort aux révélateurs" est une des inscriptions les plus fréquentes.
Les murailles ne sont point, d'ailleurs, le seul moyen qu'aient les détenus de correspondre entre eux. Outre la complicité assez ordinaire des prévôts, des contremaîtres libres, des gardiens, les détenus un peu "débrouillards" n'ont que l'embarras du choix entre une douzaine de procédés classiques: il y a , d'abord, la ficelle, tendue par le poids d'une boule de mie de pain et qu'on parvient, après quelques tâtonnements, à lancer, en dehors, d'une fenêtre à l'autre, en se tenant suspendu aux grilles à la force du poignet et qui sert à établir un système de va-et-vient très commode. Il y a les livres de la bibliothèque, qui circulent de mains en mains, chargés de cryptogrammes, il y a les tuyaux d'eau et les conduits d'air chaud qui constituent d'excellents porte-voix. Il y a surtout les water closets qui, lorsqu'on ne craint pas de se fourrer la tête dans la lunette, peuvent parfaitement jouer le rôle d'un téléphone. Dans les prisons de Paris, c'est un usage courant.
Un autre mode de communication entre détenus est celui qui a lieu en tambourinant sur la muraille, soit avec le poing, soit avec le dos d'une cuiller, ou avec un talon de sabot, etc... Un coup veut dire a, deux b, et ainsi de suite. Ce procédé est lent, mais en prison le temps ne compte pas. D'ailleurs, avec un peu d'exercice, on arrive à une précision et une rapidité incroyables, sans parler des perfectionnements que l'on peut apporter à cette méthode. Ainsi on arrive à traduire des phrases entières par des signaux auditifs conventionnels qui dispensent de décomposer les mots lettre à lettre: "j'ai pu de la sorte, rapporte M. Gautier, à la prison de Saint-Paul à Lyon, tailler avec mes voisins d'interminables bavettes sur les sujets les plus compliqués et les plus abstrus." Il n'est même pas besoin que les cellules soient contiguës pour que les prisonniers puissent user de ce mode de communication. Au moyen des murs des corridors, ils causent à quarante et cinquante mètres de distance.
On ne saurait imaginer à quel point la claustration développe l'esprit de ruse et d'ingéniosité. Ainsi il est interdit aux détenus de garder en poche la moindre somme d'argent. A leur entrée dans la prison ils sont soigneusement fouillés et toutes les valeurs dont on les trouve nantis sont déposées au greffe. Il en est de même pour les gratifications et salaires provenant de leur travail. Eh bien, on ne se doute pas des sommes considérables qui circulent à l'intérieur des prisons. Certains détenus arrivent, pour se procurer de l'argent "liquide" à réaliser de véritables miracles. M. Gautier a connu des prisonniers qui étaient détenteurs de 100 à 200 francs en or. Quelques possèdent des billets de banque, jusqu'à concurrence de 1.000 à 2.000 francs. Le plus difficile n'est pas tant d'entrer de l'argent que de le sortir quand on quitte la prison, car on ne lève pas un écrou sans procéder à la plus minutieuse perquisition.
Quant au tabac, sous toutes ses formes, dont l'usage est interdit, sous les peines les plus sévères, dans toutes les prisons autre que les prisons de la Seine, il n'y a que les imbéciles et les décavés qui s'en passent. Le marché du "perlot" est toujours abondamment fourni, en dépit du prix exorbitant (2,50 fr. à 3 fr. le paquet de cinquante centimes) que nécessitent les difficultés et les périls de la contrebande. Quant aux journaux, même les détenus tenus au secret le plus rigoureux peuvent souvent s'en procurer.
Et dire que tant d'intelligence, de patience, de force, de volonté sont uniquement mises au service du mal et perdues pour la société! Quel dommage qu'on ne puisse les utiliser pour le bien public!
Le petit Moniteur illustré, 23 décembre 1888.
A ce sujet, M. Emile Gautier rapporte que, pendant les quatre-vingt trois semaines qu'il a passé dans les prisons de Paris, tant à Sainte-Pélagie qu'à la Santé, il était frappé du respect que lui témoignait le troupeau du "droit commun"; il s'imaginait que ces misérables, conservant encore dans leur déchéance un certain sens moral, savaient distinguer entre un condamné politique et un condamné pour vol, faux, attentat à la pudeur, etc. C'était une erreur. Le respect témoigné à M. Gautier provenait de ce qu'il était celui qui "jouissait" de la plus forte condamnation.
En effet, dans toutes les prisons de la Seine, il ne se subit pas, en dehors des condamnés politiques, de peine d'une durée supérieure à un an, une condamnation de plus d'un an mène directement son homme à "la centrale". Or, l'écrivain socialiste avait cinq ans. Il était le doyen, le "meg"; il portait une auréole, d'autant plus importante qu'aux cinq années de prison s'ajoutaient dix années de "trique" (surveillance de la haute police). Les détenus, quand ils sont entre eux, apportent une coquetterie cynique à se vanter de leurs exploits réels ou imaginaires; mais, au contraire, avec les autorités, avec les gens dont ils ont peur ou besoin, ils se donnent pour des petits saints et ne cessent de protester de leur innocence. Tous, à les en croire, même ceux qui posent, au dortoir, à l'atelier ou "sur la cour", pour des malfaiteurs endurcis et relaps, auraient été victime d'erreurs judiciaires. L'hypocrisie, d'une part, et la vanité professionnelle, de l'autre, se disputent ces âmes troubles.
Une des curiosités du monde des prisons, ce sont les inscriptions dont sont recouvertes les murailles et les boiseries, inscriptions patiemment gravées à la pointe d'une aiguille ou d'un éclat de vitre. Il faut avoir lu, dit M. Gautier, ces devises panachées de sentimentalisme et d'obscénité, ces chansons bizarres en argot, parfois d'une inspiration douce, mélancolique et tendre, ces expansions, candides à force de cynisme, de la fierté professionnelle, ces déclarations d'amour inavouables et ces hymnes dithyrambiques à l'adresse des "illustration" de l'endroit, pour se faire une idée de ce qu'il fermente d'amour-propre malsain et de passions anormales au fond de ces géhennes: il y aurait dans cette épigraphie pénitentiaire un trésor de documents psychologiques à recueillir.
En effet, les murs des postes de police, des préaux, des cellules, des chauffoirs, des corridors, sans parler des parois des "paniers à salade" jouent, pour les détenus le rôle protéiforme de théâtre, de tribune, de journal, de bureau de poste et d'agences de renseignements. C'est par leur intermédiaire que ceux-ci échangent les nouvelles du dehors, qu'ils s'encouragent mutuellement au crime, qu'ils réchauffent leur haines collectives contre la société et qu'ils lèguent aux "amis" le soin de les venger de leur dénonciations. "Mort aux révélateurs" est une des inscriptions les plus fréquentes.
Les murailles ne sont point, d'ailleurs, le seul moyen qu'aient les détenus de correspondre entre eux. Outre la complicité assez ordinaire des prévôts, des contremaîtres libres, des gardiens, les détenus un peu "débrouillards" n'ont que l'embarras du choix entre une douzaine de procédés classiques: il y a , d'abord, la ficelle, tendue par le poids d'une boule de mie de pain et qu'on parvient, après quelques tâtonnements, à lancer, en dehors, d'une fenêtre à l'autre, en se tenant suspendu aux grilles à la force du poignet et qui sert à établir un système de va-et-vient très commode. Il y a les livres de la bibliothèque, qui circulent de mains en mains, chargés de cryptogrammes, il y a les tuyaux d'eau et les conduits d'air chaud qui constituent d'excellents porte-voix. Il y a surtout les water closets qui, lorsqu'on ne craint pas de se fourrer la tête dans la lunette, peuvent parfaitement jouer le rôle d'un téléphone. Dans les prisons de Paris, c'est un usage courant.
Un autre mode de communication entre détenus est celui qui a lieu en tambourinant sur la muraille, soit avec le poing, soit avec le dos d'une cuiller, ou avec un talon de sabot, etc... Un coup veut dire a, deux b, et ainsi de suite. Ce procédé est lent, mais en prison le temps ne compte pas. D'ailleurs, avec un peu d'exercice, on arrive à une précision et une rapidité incroyables, sans parler des perfectionnements que l'on peut apporter à cette méthode. Ainsi on arrive à traduire des phrases entières par des signaux auditifs conventionnels qui dispensent de décomposer les mots lettre à lettre: "j'ai pu de la sorte, rapporte M. Gautier, à la prison de Saint-Paul à Lyon, tailler avec mes voisins d'interminables bavettes sur les sujets les plus compliqués et les plus abstrus." Il n'est même pas besoin que les cellules soient contiguës pour que les prisonniers puissent user de ce mode de communication. Au moyen des murs des corridors, ils causent à quarante et cinquante mètres de distance.
On ne saurait imaginer à quel point la claustration développe l'esprit de ruse et d'ingéniosité. Ainsi il est interdit aux détenus de garder en poche la moindre somme d'argent. A leur entrée dans la prison ils sont soigneusement fouillés et toutes les valeurs dont on les trouve nantis sont déposées au greffe. Il en est de même pour les gratifications et salaires provenant de leur travail. Eh bien, on ne se doute pas des sommes considérables qui circulent à l'intérieur des prisons. Certains détenus arrivent, pour se procurer de l'argent "liquide" à réaliser de véritables miracles. M. Gautier a connu des prisonniers qui étaient détenteurs de 100 à 200 francs en or. Quelques possèdent des billets de banque, jusqu'à concurrence de 1.000 à 2.000 francs. Le plus difficile n'est pas tant d'entrer de l'argent que de le sortir quand on quitte la prison, car on ne lève pas un écrou sans procéder à la plus minutieuse perquisition.
Quant au tabac, sous toutes ses formes, dont l'usage est interdit, sous les peines les plus sévères, dans toutes les prisons autre que les prisons de la Seine, il n'y a que les imbéciles et les décavés qui s'en passent. Le marché du "perlot" est toujours abondamment fourni, en dépit du prix exorbitant (2,50 fr. à 3 fr. le paquet de cinquante centimes) que nécessitent les difficultés et les périls de la contrebande. Quant aux journaux, même les détenus tenus au secret le plus rigoureux peuvent souvent s'en procurer.
Et dire que tant d'intelligence, de patience, de force, de volonté sont uniquement mises au service du mal et perdues pour la société! Quel dommage qu'on ne puisse les utiliser pour le bien public!
Le petit Moniteur illustré, 23 décembre 1888.
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