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mercredi 18 janvier 2017

Le roi de Boussa.

Le roi de Boussa.


Beaucoup de nos lecteurs savent sans doute que le Niger, ce grand fleuve du Soudan, a été suivi depuis sa source jusqu'à Boussa, royaume d'Yaourie en Afrique, par Mungo-Park, et que c'est là que l'on suppose que l'infortuné navigateur termina, dans le cours de l'année 1806, tragiquement sa carrière.
Des relations subséquentes apprirent que le Niger coulait vers l'Ouest, depuis Boussa, et qu'il devait, selon toutes les apparences, se jeter dans l'Océan Atlantique; en 1827, le capitaine Clapperton et Richard Lander le traversèrent près de Boussa même, en se rendant de la côte de Guinée dans la capitale du royaume des Felatahs, et, à Boussa, ils recueillirent quelques renseignements sur la fin de Mungo-Park.
Le capitaine Clapperton mourut dans le royaume des Felatahs; Richard Lander revint seul vers la côte, et, dans son trajet, il entendit encore parler du Niger, comme ayant son embouchure à l'Océan. De retour en Angleterre, il rendit compte de ce qu'il avait vu et entendu; la précision de ses détails détermina le gouvernement britannique à ordonner, vers la fin de 1829, une expédition, dans le but de descendre le Niger depuis Boussa jusqu'à la mer, et ce fut aux deux frères Richard et John Lander qu'il confia le commandement de cette entreprise, laquelle du reste réussit complètement.
Avant d'arriver à Boussa, les deux frères Lander traversèrent une forêt épaisse, à l'extrémité de laquelle se trouvent les ruines d'une grande ville, qui, d'après ce qu'on leur a dit, avait été récemment pillée par une troupe de Felatahs; ils avaient massacré tous ceux qui avaient fait résistance, et emmené le reste en esclavage; ces ruines étaient considérables, et la population de la ville devait avoir été très-nombreuse.
Quelques instants après, ils s'arrêtèrent dans une belle et vaste plaine où croissaient majestueusement quelques arbres séculaires; elle servait d'asile à des oiseaux de tout espèce et à une multitude d'énormes singes qui s'éloignaient à pas comptés en entendant la détonation des armes à feu; là paissaient des troupeaux d'antilopes, bondissant de tous côtés sur le gazon. C'est de ce lieu qu'ils aperçurent la ville de Boussa, situé sur le continent, et non dans une île du Niger, comme l'a décrit le capitaine Clapperton.
Boussa se compose d'un grand nombre de huttes, éparses ça et là, à peu de distance les unes des autres; elle est ceinte d'un côté par le Niger, et de l'autre par une longue muraille garnie de tours et de fossés. Quoique ainsi défendue par l'art et par la nature, elle a cependant été prise une fois par les Felatahs. Le sol, généralement fertile, produit en abondance du riz, du blé, le dowah, espèce de froment qui constitue la principale nourriture des habitants, riches ou pauvres. Le roi et la reine de Boussa ont chacun des troupeaux considérables de beau bétail, mais pas un de leurs sujets ne possède ni un seul taureau ni une seule vache; il ne leur est permis d'avoir que quelques moutons ou un chèvre. Le gibier est très-abondant dans la contrée, et quelquefois les naturels cherchent à en tuer avec leurs flèches; mais ils y parviennent si rarement, qu'à peine, dans le cours d'une année, abattent-ils une ou deux pintades, animal au vol lourd, et par conséquent peu difficile à atteindre. Le gouvernement du pays est despotique. Toutes les querelles entre particuliers sont déférées au roi, qui absout et condamne uniquement selon son bon plaisir; mais ce pouvoir illimité dont jouit le monarque est presque toujours exercé avec douceur et modération.
"Après quelques heures d'attente, écrivent les frères Lander, nous fûmes introduits près du roi, que nous trouvâmes dans un appartement intérieur de son palais, en tête à tête avec la Midikie, titre que l'on donne à sa principale épouse. Ils nous félicitèrent de notre arrivée à Boussa avec toutes les apparences de la cordialité, et nous assurèrent gravement et de l'air le plus triste, qu'ils avaient passé la matinée à pleurer la perte du capitaine Clapperton (il était mort depuis deux ans), dont il déploreraient éternellement la fin prématurée. La chose n'était pas impossible assurément; mais comme en entrant nous n'avions remarqué sur leur visage aucun signe extérieur de larmes, nous prîmes la liberté de ne pas croire ce qu'ils nous disaient. Nous présentâmes ensuite à leurs majestés les cadeaux qui leur étaient destinés; elles en parurent enchantées, le roi surtout, qui, pour nous prouver son admiration et sa reconnaissance, ne put s'empêcher de dire et de faire mille folies; une paire de bracelets d'argent, une pipe et une lorgnette fixèrent à tel point son attention, que, dans l'excès de sa joie, il n'en détourna pas les yeux de toute une demi-heure. Le roi brille par la finesse de son esprit, et ses manières en notre présence, quoique douces et modestes, ne manquèrent jamais de dignité.
Le lendemain dans la matinée, le roi, accompagné de son épouse, qui, dit-on, est son conseiller et son seul confident, nous honora d'une visite à notre hutte. Ils vinrent sans aucune espèce d'étiquette, et tous deux étaient habillés plus simplement que ne le sont beaucoup de leurs sujets. Ainsi le roi portait une tunique de coton blanc, par-dessus une autre tunique blanche et bleue de même étoffe, un bonnet de drap rouge, et des sandales de cuir de même couleur. La reine était vêtue d'une simple chemise; un morceau de toile bleue était attaché autour de sa tête, et cachait complètement sa chevelure; un second chiffon était jeté sur son épaule gauche, et un troisième, noué autour de sa ceinture lui descendait jusqu'au milieu des jambes. Ses pieds étaient nus, ainsi que ses bras jusqu'aux coudes; un anneau de cuivre ornait chacune de ses oreilles, et huit bracelets de corail décoraient chacun de ses poignets."




Les frères Lander visitèrent ensuite le Niger, appelé Quorra par les naturels, mais en le voyant ils furent bien désappointés dans leur attente. Là, en effet, il est si peu large que l'on peut sans peine jeter une pierre d'un bord à l'autre. De noirs et sourcilleux rochers, qui s'élèvent à pic au milieu du courant, occasionnent d'impétueux tourbillonnements à la surface de l'eau; ils apprirent que le fleuve, au-dessous de Boussa, était divisé en trois branches par deux grandes îles, et leurs guides leur montrèrent l'endroit où Mungo-Park et ses malheureux compagnons périrent. Il existe plusieurs versions sur la mort du célèbre voyageur; le récit le plus circonstancié est celui d'Amadi Fatouma, nègre que Mungo-Park avait engagé comme pilote pour descendre le Niger jusqu'à Boussa; ce nègre avait tenu un journal. Le 19 novembre 1805, Park était parti de Sansauding avec deux officiers, trois soldats, trois nègres et le pilote; après quelques aventures et des combats soutenus contre les indigènes, Amadi se fit débarquer dans le royaume de Boussa. Le lendemain, comme il allait voir le roi, des cavaliers entrèrent pour informer le prince que des blancs étaient passés sans rien donner pour lui. Le roi fit mettre Amadi aux fers, et envoya des troupes pour occuper, sur le bord du fleuve, un rocher au-dessous duquel les bateaux sont obligés de passer; elles y arrivèrent avant Park; il voulut forcer le passage, on lui lança des piques, des flèches et des pierres. Il se défendit longtemps, deux de ses esclaves furent tués. Alors il fit jeter toutes ses marchandises dans le fleuve, et s'y précipita; ses compagnons en firent autant: tous furent noyés. On a élevé des doutes sur la vérité de cette narration. Un voyageur anglais étant dans le royaume d'Assiauty, entendit un autre récit, d'après lequel les nègres étaient accourus sur les bords du Niger, pour engager par leurs cris Mungo-Park à éviter les écueils; il se méprit sur leurs intentions et les repoussa. Le navire ayant sombré, l'équipage sauta à l'eau pour se sauver à la nage; mais le courant entraîna tous ces malheureux, et ils se noyèrent. Si l'on réfléchit à la crainte que montrent les chefs de l'intérieur d'être accusés du meurtre d'un blanc, on conçoit que celui dans les Etats duquel la catastrophe de Park a eu lieu, se soit efforcé d'atténuer les faits.
La première pensée des frères Lander, en arrivant à Boussa, fut donc d'aller aux renseignements sur la triste fin de leur compatriote; mais connaissant l'extrême jalousie des naturels sur tout ce qui touche le Niger, ils crurent devoir dissimuler, et sur les questions pressantes du roi qui leur demandait le but de leur voyage, ils répondirent qu'ils voulaient simplement atteindre le Bornou par la voie de l'Yaourie, espérant qu'il leur faciliterait les moyens de traverser en sûreté son territoire. Sa réponse fut satisfaisante, et il promit toute l'assistance qui serait en son pouvoir. Il y avait près de deux jours que les voyageurs n'avaient vu Sa Majesté africaine, lorsqu'un de ses envoyés vint leur dire que le roi son maître était tailleur, et qu'en conséquence il serait fort reconnaissant si on pouvait lui faire cadeau d'un peu de fil et de plusieurs aiguilles. Les frères Lander profitèrent de cette circonstance pour faire connaître au monarque leur désir d'avoir quelques détails sur Mungo Park; ils chargèrent leur interprète de porter à Sa Majesté le fil et les aiguilles, et de l'interroger sur l'homme blanc. Le roi se borna à répondre "que lorsque l'homme blanc avait péri dans le Quorra, il était lui-même fort jeune, et qu'il ne savait pas ce qu'étaient devenus ses différents effets; que cet événement était arrivé sous le règne du prédécesseur du dernier roi, lequel n'y avait pas longtemps survécu, et que toutes traces de l'homme blanc avaient disparu avec lui; que cependant il y avait dans la ville un homme qu'on disait avoir eu en sa possession un livre de l'homme blanc, et qu'il le questionnerait."
En effet, le jour suivant, sa Majesté vint accompagnée d'un individu qui tenait un livre sous son bras; c'était un gros in-4° qui, disait-il, avait été repêché dans le Niger après le naufrage de Mungo-Park. Un instant les frères Lander crurent que c'était le journal de l'illustre voyageur; ils l'ouvrirent avec une sorte de solennité: mais hélas! c'était tout simplement un vieil ouvrage de marine sans aucune importance, ce qui les mortifia grandement, ainsi que le roi et le possesseur du livre surtout, qui espérait quelque bon cadeau en échange.
Le roi de Boussa est un des hommes les plus grands et les plus beaux du pays, de même qu'il est le plus actif et le plus laborieux; il est souvent malade, car dans sa jeunesse il a avalé une forte dose de poison que lui avait administré un de ses ennemis. Les autres chefs et les principaux habitants de cette partie de l'Afrique passent la plus grande partie de leur vie à dormir, ou perdent leur temps à de puériles et frivoles occupations; mais Sa Majesté de Boussa, quand les affaires publiques ne réclament pas ses soins, emploie utilement ses heures de loisir à surveiller les travaux de ses esclaves et à confectionner des vêtements; il s'occupe sans cesse à ouvrir de nouvelles routes conduisant à la ville, et à réparer, à élargir les anciennes. C'est une exception rare dans ces contrées de voir un chef qui daigne prendre soin de la voie publique, et la raison que donne le roi de Boussa pour expliquer sa conduite est assez singulière, quoique juste et sensée: "Si, dit-il, mes ennemis s'avançaient vers mes portes dans des intentions hostiles, et trouvaient tous les chemins couvert de mauvaises herbes, ne s'écriraient-ils pas entre eux: Oh! le roi de Boussa est un prince lâche, paresseux, sa ville ne contient que peu d'habitants, car la route est verte, on n'y voit pas le pied des hommes; allons donc attaquer la ville, elle tombera tout de suite entre nos mains. Si au contraire mes ennemis voient un chemin bien large, ils se diront: cette route n'est ainsi frayée que parce qu'il y passe beaucoup de monde; la ville où elle aboutit doit être populeuse, forte, florissante, et le monarque de cette ville vigilant et brave; si nous en risquons l'attaque, nous serons vaincus et tués; mieux vaut donc nous retirer tandis qu'on ne nous a pas encore aperçus, crainte qu'il ne nous arrive quelque malheur."
Tels sont les discours que le roi de Boussa tient habituellement à ses sujets pour chercher à les guérir de la paresse qui leur est naturelle et pour les exciter à travailler dans l'intérêt général.
Un soir, tandis que les deux frères Lander dormaient profondément épandus sur leurs nattes, ils furent soudain réveillés par un grand cri de détresse que poussaient d'innombrables voix, et par un épouvantable vacarme formé du choc de toute espèce d'ustensile de ménage; aussitôt, ils virent leur interprète se précipitant hors d'haleine dans la hutte, et leur dire d'une voix tremblante,que le soleil entraînait la lune à travers les cieux. Cherchant quel pouvait être le sens d'une si étrange nouvelle, les voyageurs sortirent à moitié habillés, et s'aperçurent que la lune était à moitié éclipsée. Bientôt ils furent environnés d'un grand nombre d'habitants qui, tous en proie à la plus vive frayeur, criaient que la fin du monde était arrivée. Des prêtres musulmans, se mêlant aux groupes, disaient que l'éclipse était occasionnée par suite de l'obstination et de la désobéissance de la lune à l'égard du soleil; ils prétendaient que depuis fort longtemps la lune était mécontente de la route qu'elle était forcée de suivre dans le ciel, parce que cette route était obstruée de mille difficultés; qu'elle avait en conséquence épié une occasion favorable, et que l'ayant trouvé le soir dont il s'agit, elle s'était écartée de son chemin habituel pour entrer dans celui du soleil. Elle n'était cependant pas allée loin dans la voie défendue, lorsque le soleil courut aussitôt après elle en grande colère, et la punit de sa présomption en l'enveloppant de ténèbres et la ramenant de force vers son propre territoire. Cette bizarre explication du phénomène des éclipses obtint toute la confiance du roi, de la reine et de la plupart des habitants de Boussa. Quant au charivari qui se poursuivait toujours avec vigueur, il avait pour but de contraindre le soleil à regagner sa sphère et à laisser la lune éclairer le monde comme d'habitude.
Que dire ensuite de la belle fête dont les voyageurs anglais furent témoins? Le jour était sur son déclin lorsque le roi de Boussa sortit de sa demeure pour se monter à son peuple; il était accompagné de ses principaux sujets avec lesquels il parcourut la ville, les uns battant du tambour, les autres jouant du fifre ou sonnant de la longue trompette arabe. Sa Majesté montait un superbe cheval, somptueusement caparaçonné; des groupes d'individus en habits de fête étaient assis sous chaque arbre avec des lances, des carquois remplis de flèches, et de longues queues de vaches. Quand les gens munis de ces queues se mettaient à chanter, ils les agitaient au-dessus de leur tête, ou bien ils les lançaient en l'air à une grande hauteur, remuant des jambes avec une vitesse qui tenait du merveilleux; les musiciens, non satisfaits que le ville entière retentît de leur infernale et discordante musique, hurlaient comme des possédés, cabriolaient avec une souplesse inimaginable, et semblaient rivaliser d'affreuses grimaces. 
D'après une ancienne coutume restée en vigueur, le roi de Boussa harangue chaque année son peuple le jour où l'on célèbre cette fête, et, il faut bien le dire, le commencement du discours que prononça Sa Majesté ne fut pas, dans son genre, très-différent de celui que débitent les chefs de gouvernements représentatifs d'Europe à l'ouverture de la session des Chambres; il assura on peuple de la tranquillité intérieure du pays et de la disposition amicale des puissances étrangères à son égard; ce discours dura près d'une heure, et en guise de sceptre le monarque brandissait dans sa main le bout d'une queue de lion. Le lendemain, la fête continua; le roi devait danser en présence de ses sujets; il parut sur la place publique, et exécuta quelques pas avec beaucoup de roideur et de gravité, au milieu des cris d'enthousiasme et des applaudissements de la foule. Lorsque ses premiers pas furent terminés, le roi commença une danse qui consistait à imiter le petit galop d'un cheval lorsqu'il marche au combat. C'était, comme on s'en doute, d'un burlesque achevé, et Sa Majesté regagna son habitation en dansant sur un seul pied, avec un sérieux imperturbable.
Nous terminerons ici nos anecdotes sur le roi de Boussa. Il nous reste maintenant à parler de la fin malheureuse de Richard, l'aîné des frères Lander; il repartit une troisième fois pour l'Afrique en 1833. C'est près de l'embouchure du Niger que le brave et intéressant jeune homme fut atteint d'une balle tirée, dit-on, par un de ces Européens, marchand de chair humaine, qui font encore secrètement la traite des esclaves sur la côte. Richard Lander, très-grièvement blessé, eut encore assez de force et de courage pour revenir à l'établissement britannique de Fernando, et y rendre compte de sa dernière mission avant d'exhaler son dernier soupir.

Le Magasin universel, avril 1837.

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