Léon Say.
Monsieur Léon Say a été successivement publiciste avant 1870, et, depuis, préfet de la Seine, quatre ou cinq fois ministre des Finances, ambassadeur à Londres, président su Sénat, simple sénateur, et il est aujourd'hui député.
Aux élections dernières, il a fait une chose toute nouvelle dans nos mœurs électorales: tandis que tant d'autres aspirent à quitter la Chambre pour entrer au Sénat, il a quitté le Sénat pour entrer à la Chambre. Il n'a que soixante quatre ans; il se sent encore dans la force de l'âge; l'action politique l'attire, la lutte même ne lui déplait pas; il ne craint pas le suffrage universel; il le préfère même, comme il l'a montré, parce qu'on y puise plus de forces que dans le suffrage restreint. D'ailleurs, sans ambition, sans prétentions personnelles, servant ses idées au lieu de s'en servir, il n'y a qu'une chose qu'il ne peut pas supporter, c'est l'inactivité.
Son esprit, ouvert à tout, et certainement un des plus cultivés de notre temps, ne reste pas un moment au repos. Tout intéresse M. Léon Say et l'attache. On connait surtout en lui l'économiste et le financier. C'est l'homme vu du côté de son rôle extérieur. Ceux qui l'ont approché de plus près savent qu'il n'est pas une question d'histoire, de géographie, de science, de littérature ou d'art qui lui soit étrangère.
Quoi encore? M. Léon Say n'est pas seulement président de la Société d'Economie politique, il l'est aussi de la Société des Horticulteurs de France. Jamais intelligence plus souple, plus variée, plus investigatrice, n'a été accompagnée d'un caractère plus facile et plus aimable. Tel est l'homme privé; quant à l'homme politique, il a tenu, dans notre histoire, trop de place, depuis vingt années, pour qu'il soit nécessaire d'entrer longuement dans des détails que personne n'a oubliés.
M. Léon Say n'est doctrinaire qu'en économie politique. Petit-fils de l'illustre Jean-baptiste Say, fils d'Horace Say, l'économie politique est pour lui une tradition de famille et la conception fondamentale de son esprit. Il publiait récemment, dans le Journal des Débats, des fragments trop courts des Mémoires de son grand-père. On y saisit sur le vif comment s'est formée, au moins dans son élite, cette bourgeoisie française, si éveillée, si éclairée, aimant les langues étrangères, les voyages, le commerce, comparant les mœurs et les intérêts des différentes nations, libre, indépendante, à la fois sérieuse et spirituelle, dont les types, il y a un siècle, étaient peut-être plus abondants qu'aujourd'hui. Par-dessus tout, cette bourgeoisie était libérale. M. Léon Say l'a été toute sa vie. Jeune homme, avant la révolution de 1848, il partageait les ardeurs de sa génération, et il ne s'est jamais repenti d'avoir crié: vive la réforme! aux oreilles d'un Gouvernement endormi. La République est venue, puis l'Empire. L'épreuve a été dure pour ceux qui avaient les opinions de M. Léon Say; hommes de gouvernement, ils étaient condamnés à l'opposition; ils en ont fait pendant dix-huit ans, on se rappelle avec quel courage, quelle verve et quel éclat. L'Union libérale était la bannière autour de laquelle se réunissait toute la phalange: M. Léon Say l'a suivie jusqu'au bout. Son mariage avec Mlle Bertin lui avait ouvert toutes grandes les portes du Journal des Débats; ses articles y attiraient une attention particulière; à travers les saillies de l'écrivain, on reconnaissait la science de l'économie et l'esprit pratique de l'homme d'affaires consommé.
Hommes d'affaires, M. Léon Say l'a été dans le sens le plus élevé du mot. Pendant la première période de la République, il a été ministre des Finances toutes les fois que les républicains et les libéraux ont été au pouvoir. Nul, à cette époque, ne contestait son autorité; au surplus, l'état de nos finances en était l'éclatante justification. Depuis, il n'en a pas toujours été de même. Un jour est venu où M. Léon Say a cru devoir faire entendre à son parti quelques avertissements prophétiques. L'ère du gaspillage avait commencé. Dégrèvements d'un côté, augmentation des dépenses de l'autre, on attaquait le budget par tous les bouts. L'école qui était alors au pouvoir professait avec orgueil la théorie que la fortune de la France était inépuisable et suffisait à toutes les fantaisies. Elle agissait en conséquence. M. Léon Say a poussé alors un cri d'alarme: jamais il n'avait été meilleur citoyen. On le lui fit bien voir! Attaques, excommunications, injures, rien ne lui a été épargné. On l'a accusé de calomnier son pays, uniquement parce qu'il médisait peut-être un peu de ceux qui le conduisaient dans le chemin du déficit. On lui a jeté le mot de trahison: c'est le premier qui vient à la bouche des partis lorsqu'on leur dit virilement la vérité. Ce qui s'est passé depuis, ce qui se passe encore, prouve que M. Léon Say avait raison; mais avoir raison avant les autres est ce que ceux-ci pardonnent le moins. Refuser de suivre ses amis dans leurs fautes est le plus sûr moyen d'être renié par eux. M. Léon Say s'est exposé bravement à ces conséquences, qu'il prévoyait. Une fois de plus, l'état de nos finances est devenu son éclatante justification: seulement, ce n'était pas lui qui les avait mises dans cet état.
Pendant quelques années, le rôle apparent de M. Léon Say an a été diminué. Que sera-t-il à la Chambre? Il faudrait, pour le prévoir, prévoir ce que sera la Chambre elle-même et ce que seront les événements. Nous ne nous en chargerons pas. Ce dont nous sommes bien sûrs, c'est que M. Léon Say sera fidèle à lui-même, et qu'il restera un libéral, libéral comme il l'était lorsque, dès le lendemain de la guerre, sans hésitation comme sans esprit de retour, il se ralliait à la République avec M. Thiers, M. Dufaure, M. Casimir Périer, M. de Rémusat. Il se sent fils de la Révolution, il en a donné la preuve. Il était président du centre-gauche, lorsque le 16 mai éclata. Le président du centre-droit, M. le duc d'Audiffret-Pasquier, chargé de faire une démarche auprès de lui, en reçut la fière réponse: "Vous voulez la revanche de 89; nous ne nous y prêterons jamais!"
Le mot eut alors un retentissement immense; tout le parti républicain applaudissait à outrance; on n'en était pas encore aux funestes divisions qui sont venues plus tard. Oui, M. Léon Say est un fils de la Révolution, mais il y en a de deux sortes, comme il y a eu dans la Révolution, pour son malheur et pour le nôtre, deux principes et deux partis. Il y a eu les Jacobins, dont la lignée subsiste toujours, et même prospère; M. Léon Say n'en est pas. Et puis, il a eu les libéraux; M. Léon Say en est certainement un des représentants les plus accomplis.
Il a exposé leur programme actuel, qui peut se résumer en quelques mots: Paix au dehors, apaisement au-dedans, ordre dans nos finances. La paix extérieure, tout le monde la veut; la vouloir n'est pas l'originalité de M. Léon Say. Mais, l'apaisement à l'intérieur, il s'en faut de beaucoup que tout le monde le désire et le poursuivre. Beaucoup de gens ne conçoivent que la politique de lutte, sinon de combat, peut-être parce qu'ils ne seraient rien en dehors d'elle. Quant à l'ordre financier, tout le monde le réclame aussi, mais ce qui est rare, c'est qu'on en veuille les moyens. M. Léon Say les veut; il les comprend et les explique; les fera-t-il accepter? Les dernières séances du Palais Bourbon montrent que, du moins dans ces matières, la majorité est disposée à l'écouter et même à le suivre. Il a retrouvé ses succès des meilleurs jours. Sa finesse, sa souplesse, sa manière simple et naturelle, son aisance à la tribune et sa bonne humeur ont paru faire un vif effet sur la Chambre. Ces impressions se maintiendront-elles? Nous l'espérons, à mesure que M. Say sera plus connu de ses nouveaux collègues. On peut être hostile à ses idées et à sa politique, et l'être même très ardemment, c'est le droit de chacun et de tous; mais il est difficile, quand on l'approche, d'être ou de rester son ennemi.
Francis Charmes.
Revue illustrée, juin 1890-décembre 1890.
M. Léon Say n'est doctrinaire qu'en économie politique. Petit-fils de l'illustre Jean-baptiste Say, fils d'Horace Say, l'économie politique est pour lui une tradition de famille et la conception fondamentale de son esprit. Il publiait récemment, dans le Journal des Débats, des fragments trop courts des Mémoires de son grand-père. On y saisit sur le vif comment s'est formée, au moins dans son élite, cette bourgeoisie française, si éveillée, si éclairée, aimant les langues étrangères, les voyages, le commerce, comparant les mœurs et les intérêts des différentes nations, libre, indépendante, à la fois sérieuse et spirituelle, dont les types, il y a un siècle, étaient peut-être plus abondants qu'aujourd'hui. Par-dessus tout, cette bourgeoisie était libérale. M. Léon Say l'a été toute sa vie. Jeune homme, avant la révolution de 1848, il partageait les ardeurs de sa génération, et il ne s'est jamais repenti d'avoir crié: vive la réforme! aux oreilles d'un Gouvernement endormi. La République est venue, puis l'Empire. L'épreuve a été dure pour ceux qui avaient les opinions de M. Léon Say; hommes de gouvernement, ils étaient condamnés à l'opposition; ils en ont fait pendant dix-huit ans, on se rappelle avec quel courage, quelle verve et quel éclat. L'Union libérale était la bannière autour de laquelle se réunissait toute la phalange: M. Léon Say l'a suivie jusqu'au bout. Son mariage avec Mlle Bertin lui avait ouvert toutes grandes les portes du Journal des Débats; ses articles y attiraient une attention particulière; à travers les saillies de l'écrivain, on reconnaissait la science de l'économie et l'esprit pratique de l'homme d'affaires consommé.
Hommes d'affaires, M. Léon Say l'a été dans le sens le plus élevé du mot. Pendant la première période de la République, il a été ministre des Finances toutes les fois que les républicains et les libéraux ont été au pouvoir. Nul, à cette époque, ne contestait son autorité; au surplus, l'état de nos finances en était l'éclatante justification. Depuis, il n'en a pas toujours été de même. Un jour est venu où M. Léon Say a cru devoir faire entendre à son parti quelques avertissements prophétiques. L'ère du gaspillage avait commencé. Dégrèvements d'un côté, augmentation des dépenses de l'autre, on attaquait le budget par tous les bouts. L'école qui était alors au pouvoir professait avec orgueil la théorie que la fortune de la France était inépuisable et suffisait à toutes les fantaisies. Elle agissait en conséquence. M. Léon Say a poussé alors un cri d'alarme: jamais il n'avait été meilleur citoyen. On le lui fit bien voir! Attaques, excommunications, injures, rien ne lui a été épargné. On l'a accusé de calomnier son pays, uniquement parce qu'il médisait peut-être un peu de ceux qui le conduisaient dans le chemin du déficit. On lui a jeté le mot de trahison: c'est le premier qui vient à la bouche des partis lorsqu'on leur dit virilement la vérité. Ce qui s'est passé depuis, ce qui se passe encore, prouve que M. Léon Say avait raison; mais avoir raison avant les autres est ce que ceux-ci pardonnent le moins. Refuser de suivre ses amis dans leurs fautes est le plus sûr moyen d'être renié par eux. M. Léon Say s'est exposé bravement à ces conséquences, qu'il prévoyait. Une fois de plus, l'état de nos finances est devenu son éclatante justification: seulement, ce n'était pas lui qui les avait mises dans cet état.
Pendant quelques années, le rôle apparent de M. Léon Say an a été diminué. Que sera-t-il à la Chambre? Il faudrait, pour le prévoir, prévoir ce que sera la Chambre elle-même et ce que seront les événements. Nous ne nous en chargerons pas. Ce dont nous sommes bien sûrs, c'est que M. Léon Say sera fidèle à lui-même, et qu'il restera un libéral, libéral comme il l'était lorsque, dès le lendemain de la guerre, sans hésitation comme sans esprit de retour, il se ralliait à la République avec M. Thiers, M. Dufaure, M. Casimir Périer, M. de Rémusat. Il se sent fils de la Révolution, il en a donné la preuve. Il était président du centre-gauche, lorsque le 16 mai éclata. Le président du centre-droit, M. le duc d'Audiffret-Pasquier, chargé de faire une démarche auprès de lui, en reçut la fière réponse: "Vous voulez la revanche de 89; nous ne nous y prêterons jamais!"
Le mot eut alors un retentissement immense; tout le parti républicain applaudissait à outrance; on n'en était pas encore aux funestes divisions qui sont venues plus tard. Oui, M. Léon Say est un fils de la Révolution, mais il y en a de deux sortes, comme il y a eu dans la Révolution, pour son malheur et pour le nôtre, deux principes et deux partis. Il y a eu les Jacobins, dont la lignée subsiste toujours, et même prospère; M. Léon Say n'en est pas. Et puis, il a eu les libéraux; M. Léon Say en est certainement un des représentants les plus accomplis.
Il a exposé leur programme actuel, qui peut se résumer en quelques mots: Paix au dehors, apaisement au-dedans, ordre dans nos finances. La paix extérieure, tout le monde la veut; la vouloir n'est pas l'originalité de M. Léon Say. Mais, l'apaisement à l'intérieur, il s'en faut de beaucoup que tout le monde le désire et le poursuivre. Beaucoup de gens ne conçoivent que la politique de lutte, sinon de combat, peut-être parce qu'ils ne seraient rien en dehors d'elle. Quant à l'ordre financier, tout le monde le réclame aussi, mais ce qui est rare, c'est qu'on en veuille les moyens. M. Léon Say les veut; il les comprend et les explique; les fera-t-il accepter? Les dernières séances du Palais Bourbon montrent que, du moins dans ces matières, la majorité est disposée à l'écouter et même à le suivre. Il a retrouvé ses succès des meilleurs jours. Sa finesse, sa souplesse, sa manière simple et naturelle, son aisance à la tribune et sa bonne humeur ont paru faire un vif effet sur la Chambre. Ces impressions se maintiendront-elles? Nous l'espérons, à mesure que M. Say sera plus connu de ses nouveaux collègues. On peut être hostile à ses idées et à sa politique, et l'être même très ardemment, c'est le droit de chacun et de tous; mais il est difficile, quand on l'approche, d'être ou de rester son ennemi.
Francis Charmes.
Revue illustrée, juin 1890-décembre 1890.
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