La comète.
I
En 188..., on s'en souvient peut être, le ciel de France s'orna d'une petite comète. Les journaux annoncèrent à grand tralala la survenue du phénomène, et la ville de Vanne-sur-Meuse, où tenait alors garnison le 51e chasseurs, se félicita comme d'un bonheur public de cette diversion au coutumier loto. Malheureusement, cette année-là, l'hiver, qui s'était écoulé sans gelée, s'acheva dans des cataractes. Des nuages lourds, alternativement couleur de suie et couleur de sable, des torrents coulaient sans relâche, graissant de saindoux le pavé des rues et noyant, d'une même pourriture lugubre, mars sur sa fin et avril qui naissait.
Or, en ces temps, un matin, vers huit heures, le maréchal des logis chef Lampérière était venu comme à l'habitude faire le rapport chez le colonel.
Celui-ci venait de déjeuner, ainsi qu'en attestait le bol vidé logé sur un coin de la cheminée et où avait déposé en délicates craquelures brunes, pareilles à de fines dentelles, le chocolat de tout à l'heure. Renversé sur un crapaud de reps, dont le montant lui mettait sous la nuque la rudesse d'un oreiller de crin, il rôtissait ses cuisses aux flammes de son âtre, les jambes hautes et les semelles de ses bottes montrées au cadran de la pendule.
Il était coiffé de son képi, vêtu d'un veston de molleton blanc à la boutonnière duquel la rosette d'officier de la Légion d'honneur semblait une cerise écrasée; et tandis que d'une main il se curait les dents, de l'autre, machinalement, il broyait des poignées de tabac puisées à même une vaste sébile japonaise aux larmes d'or sur fond noir.
Il était coiffé de son képi, vêtu d'un veston de molleton blanc à la boutonnière duquel la rosette d'officier de la Légion d'honneur semblait une cerise écrasée; et tandis que d'une main il se curait les dents, de l'autre, machinalement, il broyait des poignées de tabac puisées à même une vaste sébile japonaise aux larmes d'or sur fond noir.
Lampérière, qui achevait la lecture du rapport, détaillait les punitions:
" Agostini, cavalier 2e classe... - 2 jours de salle de police par le maréchal des logis Tuvache, pour s'être présenté à la parade sans bretelles.
"Brout, élève trompette. - 4 jours de consigne par l'adjudant Flick, pour avoir sonné le réveil en fanfare.
" Popirol, cavalier 2e classe. - 4 jours de salle de police par le maréchal des logis Pié, pour avoir, étant de faction, à la porte du quartier, présenté les armes à l'évêque en imitant le cri du corbeau."
Par l'écartement des rideaux ouverts sur la tristesse ruisselante des quinconces, le colonel de Merrays regardait tomber l'averse. sans s'émouvoir, laissant tomber en la sébile une longue cascade de tabac, il prononça:
- Quinze jours de prison dont huit de cellule.
- Bien, mon colonel.
En regard du nom de Popirol, le maréchal des logis chef traça une croix au crayon, et reprit d'une voix éclatante:
" Demandes de permission.
" Le brigadier Jenni, du 3e peloton, demande une permission de quatre jours à destination de Roubaix.
" L'aide de cantine Joussiaume demande une permission de huit jours à destination de Bourg-en-Bresse. (Il rappelle qu'il n'a pas eu de permission depuis son arrivée au corps.)
" Le prévôt Magimel sollicite du colonel des permissions de la nuit en faveur des cavaliers Gru, La Guillaumette, Liandier et Bergerie, motivées sur leur assiduité à la salle d'armes."
Le colonel acquiesça de la tête et se fourra la moitié de sa main dans la bouche, parti à la chasse aux mies de pain. Soudain, comme le sous-officier refermait le cahier des décisions, soigneusement:
- Ah! au fait, chef, dites-moi, fit-il.
- Mon colonel?
- Les journaux de la localité annoncent qu'il y a une comète.
Lampérière, surpris, répondit:
- Oui, mon colonel, en effet.
M. de Merrays poursuivit:
- Eh bien! voici. J'ai songé qu'à cette occasion il serait peut être de mon devoir de faire aux hommes... oh! sans prétention aucune, bien entendu!... (il eut un demi-sourire sous la moustache et, de la main, un geste discret qui ramena aussitôt les choses à leurs justes proportions)... un petit cours de cosmographie traitant de la nature des comètes, de leur marche à travers l'espace, de leur périodicité, et cœtera et cœtera.. Il est bon que les hommes ne vivent pas comme des brutes, dans l'ignorance des choses les plus élémentaires. C'est votre avis?
Le chef n'hésita pas:
- Absolument, mon colonel.
Il dit cela avec une gravité lente, en homme qu'a pénétré la sagesse de desseins vraiment supérieurs. Il avait mouillé son crayon, ouvert le cahier à la page et il écrivit à la hâte sous la dictée du colonel:
"Demain, à onze heures, devant les écuries, le colonel fera un cours de cosmographie...
- Ajoutez: familier, dit M. de Merrays qui venait de flamber une cigarette et qui chassait par les naseaux un double jet de fumée bleue... relativement à la comète. Vous y êtes?
- Oui, mon colonel.
- Ecrivez. "En cas de mauvais temps..."
- ... "mauvais temps."
- ..."le cours aura lieu..."
- ... "aura lieu..."
- ... "dans le préau de gymnastique..."
- ... "gymnastique..."
- C'est tout.
Lamprière salua. Sur son dolman, constellé d'une triple rangée de grelots, il referma son lourd manteau bleu et partit. La pluie, au dehors, tombait dru, avec des coups de bourrasques subits qui s'engouffraient sous la pèlerine du soldat, la lui soulevaient par moment de chaque côté du visage, effarée et battant des ailes.
Le chef n'hésita pas:
- Absolument, mon colonel.
Il dit cela avec une gravité lente, en homme qu'a pénétré la sagesse de desseins vraiment supérieurs. Il avait mouillé son crayon, ouvert le cahier à la page et il écrivit à la hâte sous la dictée du colonel:
"Demain, à onze heures, devant les écuries, le colonel fera un cours de cosmographie...
- Ajoutez: familier, dit M. de Merrays qui venait de flamber une cigarette et qui chassait par les naseaux un double jet de fumée bleue... relativement à la comète. Vous y êtes?
- Oui, mon colonel.
- Ecrivez. "En cas de mauvais temps..."
- ... "mauvais temps."
- ..."le cours aura lieu..."
- ... "aura lieu..."
- ... "dans le préau de gymnastique..."
- ... "gymnastique..."
- C'est tout.
Lamprière salua. Sur son dolman, constellé d'une triple rangée de grelots, il referma son lourd manteau bleu et partit. La pluie, au dehors, tombait dru, avec des coups de bourrasques subits qui s'engouffraient sous la pèlerine du soldat, la lui soulevaient par moment de chaque côté du visage, effarée et battant des ailes.
II
- "Décision!"
Du même mouvement automatique, les hommes ébauchèrent le salut militaire, la main soulevée à la hauteur du calot, puis ramenée, d'ensemble, dans le rang.
- "Le colonel..."
Les quatre escadrons étaient là, en tenue d'écurie, sous la pluie qui mouchetait les épaules, peu à peu; une sale pluie, persistante et fine, rayant d'insensibles hachures le fond sombre des croisées ouvertes.
Et dans l'emprisonnement des longues blouses écrues étroitement resserrées autour de lui, en cercle, le maréchal des logis chef Lampérière donnait lecture à haute voix de la décision du jour. Mais c'était un petit monsieur sans patience, et que vraiment mettait hors de lui, à la fin, cet entêtement dans le déluge.
- "Toutes les permissions demandées au rapport sont accordées. - Demain, à neuf heures dans les chambres; théorie. A une heure revue de détail par M. l'officier de semaine. - La punition du cavalier Poupirol est portée, de quatre jour de salle de police, à quinze jours de prison dont sept de cellule..."
Par moment, il s'interrompait, il jetait un coup d’œil en l'air comme pour interroger le ciel, savoir de lui si, bientôt, on allait voir la fin d'une telle inclémence.
- "... à onze heures, devant les écuries, le colonel fera, au sujet de la comète, un petit cours familier de cosmographie..."
Au mot de "cosmographie", les cavaliers, abasourdis, échangèrent des coups d’œil inquiets. Quelques-uns eurent, de la main, un geste inachevé de salutation. La pluie redoublait. Sur les pages du cahier de décision, chaque goutte nouvelle qui s'abattait se transformait en une large étoile violacée. Et brusquement, le chef en eut assez. Il ferma le cahier, se le logea sous le coude, et bredouillant, avec la hâte d'en avoir terminé, il jeta à pleine voix cet avis imprévu dont ne s'amoindrit aucunement l'ébahissement des auditeurs:
- En cas de pluie, la comète aura lieu dans le gymnase.
Georges Courteline.
Mon Dimanche, 19 juillet 1903.
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