Translate

dimanche 28 août 2016

Le départ des Paimpolais.

Le départ des Paimpolais.







Les pêcheurs quittent aujourd'hui le pays breton pour aller pêcher à Terre-Neuve la morue.


... Paimpol s'éveille sous un ciel léger, voilé, d'un gris délicat, dans une fine lumière. L'air sent le printemps et la mer: ce printemps précoce de Bretagne dont les ajoncs sont déjà fleuris. Des cloches sonnent en douceur. Les petites rues grises ont une odeur de fête, avec leur humble décoration de branches de pin le long des vieilles maisons et de bannières de mousseline aux fenêtres... Et par dessus les toits de la place, du côté du port, on aperçoit les mâts pavoisés des bateaux d'Islande.
Ces bateaux, ils sont soixante cette année, en comptant les chasseurs. Presque tous ont des noms qui évoquent des choses gracieuses, un peu fragiles: MouettePerce-NeigeFleur-de-GenêtJolie-BriseKorriganeMauveBlondeBruneBonne-Tante. Des noms bien délicats pour leur rude destination... Et il y a la Marie aussi, la Marie qui portait le grand Yann et le petit Sylvestre...
Ils sont alignés dans le bassin, pimpants, luisants, astiqués comme les douaniers qui font les cent pas sur le port. Mais quand on descend dans un des postes d'équipage, on a un recul devant ce triste logis sans air et sans lumière, étroit, bas, huileux, sentant la saumure.. Une veilleuse brûle devant la petite vierge de faïence à laquelle pend un chapelet...

"Au bout de la terre"

Dix heures. Les rues s'animent. Des curieux arrivent de Pontrieux, de Guingamp, de Saint-Brieuc. On met la dernière main à la décoration des rues: guirlandes de buis et de sapin. Les Paimpolaises se promènent par groupes, en quête de leurs galants  d'Islande... Encore quelques jours, quelques heures à rester ensemble. Les effluves printaniers mettent des frissons,  des lueurs, des reflets d'on ne sait quoi dans les yeux des belles filles. Mais ces amoureuses ne le voient arriver qu'avec une mélancolie, le printemps, "qui dans ce pays, est presque sans amour".
Alors je m'en vais faire un tour vers ce pays de Ploubazlanec, où se développa le poème amoureux du beau Yann et de la triste Gaud (1). Je vais essayer de suivre leur trace, tâcher de retrouver ce qu'ils ont laissé d'eux, ou plutôt ce que j'y apporterai moi-même de ma sensibilité attendrie. Quelle puissance de vie ont-ils donc, ces êtres de fiction, pour que nous allions vers leur ombre comme vers des êtres très aimés, pour nous attirer ainsi, pénétrés d'émotion, pèlerins chimériques et ardents! Et me voici sur la route de la falaise, dominant la mer, sur le chemin bordé d'ajoncs en fleurs et de grand crucifix. Là-bas, derrière, c'est le port de Paimpol, et la flôtille des Islandais, dont les pavillons flottent à la brise. Et voici les maisons basses de Ploubazlanec. Voici de vieilles grand'mères toutes pareilles à la mère Moan. Voici la chapelle des naufragés, et sous le porche les plaques qui portent la mémoire des marins disparus. Et je vais plus loin, jusqu'au hameau de Pors-Even; plus loin encore jusqu'à la croix de granit qui se dresse sur l'extrême et plus haute falaise, la croix isolée qui domine les lointains de la mer, et au pied de laquelle les femmes, la main en abat-jour sur les yeux, viennent suivre les départs et attendre les retours. Et je descend aussi, à travers les blocs de granit, jusqu'à la chapelle de la Trinité, posée sur le dernier rocher "comme au bout du monde breton", là où Gaud, accompagnant de loin, le plus longtemps possible, la goélette qui emportait Yann, dut s'arrêter "parce que la terre était finie".
Toujours ce temps doux et voilé, temps constitutionnel de Bretagne. La mer est très calme, d'un vert laiteux où glissent parfois de grands reflets clairs.
... Retour à Paimpol. Les petites rues grises sont pleines de foule. Vrais matelots et vraies amoureuses et des mères aussi, aux belles figures graves. Après le roman, c'est la réalité. Mais la réalité est toute pareille au roman. Rencontre rare. D'une façon à peu près générale, nous somme intoxiqués par la littérature. Nous ne savons plus avoir d'impression simple, directe, spontanée. Nous n'avons donc que des émotions littéraires, ou bien des déceptions dues à la même cause, car nous avons tant lu et nous avons tellement vu les pays au travers des livres, que nous transposons constamment la littérature dans la vie. Ici, la grande impression que l'on ressent vraiment vient de ce que le livre que nous avons aimé et la réalité s'adaptent et se pénètrent. Evidemment notre émotion n'est pas entièrement spontanée; mais elle est préparée par la littérature, mais elle l'est dans le sens de la vie.

La ville des amoureux.

Les gens se dirigent vers l'église, d'où va bientôt sortir la procession. C'est une foule grave, peu bruyante. Et le long des maisons, en travers de la rue, les banderoles encadrées de légère verdure disent bien la préoccupation de tous: Que Dieu protège nos marins! - Marie, protégez nos marins. Toujours cette unique pensée, cette même prière. Sur ce pays, sur cette foule, plane vraiment l'impression de quelque chose d'ouvert vers le lointain, vers le large, on ne sait quoi d'inconnu et de très inquiétant...
Et c'est cela qui donne à ce tableau sa véritable grandeur, son caractère d'émotion, de fatalité, d'angoisse et de prière...
La même sensation se retrouve sur tous et sur toutes, sur les vieilles, dont les coiffes de l'ancien temps descendent très bas sur le front, enserrant un visage de cire, des yeux qui regardent des choses passées, disparues, qu'elles seules connaissent, des lèvres qui semblent murmurer une continuelle prière. Et il est aussi, ce lointain, dans le regard des jeunes filles, dont les coiffes plus pimpantes ont une allure plus envolée, mais dont les yeux songeurs contemplent le même par-delà. Il est sur les couples graves des amoureux, et sur le resserrement tendre des époux, dont beaucoup sont de tout récents mariés (car c'est l'habitude dans ce pays de Paimpol que les matelots fassent leurs noces peu de jour avant le départ). En voici deux que je m'attendris à suivre, deux qui sont à coup sûr des époux très neufs. Comme il lui parle, le grand matelot, comme il se penche vers elle, comme il la couvre de sa force et de son affection! Et elle, comme elle le regarde, de quel profond regard d'amoureuse! avec quelle tendresse heureuse et inquiète.

***

Trois heures. Les cloches se mettent à sonner. de la petite rue de granit la procession débouche sur la place.
En tête, le suisse, la croix, trois Islandais, dont un très grand, au milieu, porte une lourde bannière; puis la théorie des fillettes, des futures amoureuses, épouses et mères d'Islandais; voici des petits garçons que la mer guette, et qu'elle emmènera aussi; ils sont costumés en matelots et portent des vaisseaux, des emblèmes maritimes, des engins de pêche: leur sort, leur sort qu'ils portent avec eux... Et voici Notre-dame-de-Bonne-Nouvelle, la Vierge des Islandais. Ce sont les seconds des goélettes qui la portent sur leurs épaules. Et les capitaines forment une garde d'honneur tout autour. Voici le clergé, le conseil municipal, le tribunal de commerce, les armateurs et les notables du pays. Et les voici, eux, les héros de la fête, ceux pour qui s'élèvent toutes ces ardentes prières, voici les beaux Islandais, les rudes et fiers matelots; ils sont massés en troupe grave et chantent à pleine voix le cantique à leur sainte patronne:

Vierge de Bonne-Nouvelle,
Gardez bien les matelots.
Protégez notre nacelle
Contre la fureur des flots.

Et derrière, voici la foule fervente des mères, des épouses, des fiancées, qui suivent, le chapelet aux doigts, la prière aux yeux et aux lèvres pour ceux qui vont partir sur la grande mer.
En somme, elle est bien simple cette procession, pas d'éclatantes dorures. Et pourtant une impression poignante s'en dégage, à cause toujours de cette sensation de large, parce qu'il y a là-dessus tout l'horizon ouvert vers les lointains inquiétants...
Elle traverse la place, entre les petites rues qui vont vers le port. Et maintenant la voilà sur la jetée, au bout de laquelle le reposoir se dresse, en face des bateaux, devant la mer. Un reposoir léger de branches de sapin et de buis, érigeant des clochetons gothiques, au milieu desquels est écrit l'éternel prière: "Marie, protégez-nous". Il est aussi décoré avec des engins de pêche, et de chaque côté, sur une sorte d'estrade, s'immobilise un groupe de matelots revêtus de leurs cirages et de leur suroîts. Ça, c'est peut-être un peu théâtral, un peu costumé; et ces beaux Islandais qui sont là en représentation, ont une attitude gauche, empruntée, comme ont les humbles gens devant le photographe...
Le cortège s'est arrêté là. On a posé sur le reposoir, entre les groupes d'Islandais, Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Et le vieux recteur parle.
On n'entend pas ses paroles. Le vent les emporte du côté de la mer, peut-être en Islande, pour qu'elles aillent vers ceux qui sont restés là-bas, dans les grandes eaux lointaines... Pourtant, malgré qu'on n'entende rien, personne ne remue, personne ne parle; et jusque dans les très hautes vergues des bateaux, il y a des gens découverts, silencieux et graves...
Le vieux recteur a fini de parler. Et alors voici le moment solennel, la minute essentielle de la journée... Le recteur prend le goupillon, se tourne vers la flottille, et lentement, d'un grand geste large qui embrasse et domine l'horizon, il bénit les bateaux qui vont partir. 




En même temps, les pavillons des mâts s'abaissent et se relèvent trois fois pour le salut, et tout à coup, à bord de chaque bateau, la cloche de l'avant, sonne, sonne; et c'est un carillon clair, alerte, une vie sonore qui répond à la bénédiction du recteur... Puis, gravement, pieusement, la foule chante le cantique du départ des marins. Vraiment, cette scène religieuse, ces chants, ce geste de bénédiction qui, ailleurs, pourraient n'émouvoir que les âmes pieuses, prennent là, au seuil de cette mer, au seuil de ce départ, une grandeur qui étreint les plus indifférents.
Et puis la procession s'en revient à travers les petites rues; elle remonte vers l'église. Mais, au milieu de la volée des cloches, le cantique à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle s'élève de façon encore plus ardente; il monte de tous les cœurs, de toutes les bouches, des voix rudes des hommes, des voix implorantes des femmes; c'est comme un grand cri de supplication vers le ciel, dans lequel le peuple de Paimpol met toute sa ferveur, toute sa force, comme si on n'avait plus que ce moment pour invoquer la bonne Vierge, comme si elle n'avait plus que ce moment pour les entendre!

Gardez bien les matelots...
Gardez bien les matelots...

Dans l'église où la procession est rentrée, les cierges sont allumés. L'autel est étincelant de lumières. Les coiffes blanches des Paimpolaises se pressent, ondulent, s'immobilisent dans le jour vague qui tombe des vitraux.
Puis, après une dernière imploration, une dernière bénédiction, on sort de l'église. Les grandes coiffes blanches se dispersent, s'éparpillent dans le crépuscule...
Et la fête des cabarets commence.

Ceux qui vont partir.

Elle est calme et assez sobre, en somme. Les Islandais boivent silencieusement, en regardant des choses lointaines. Ou bien ce sont des paroles de pêche, d'armement ou de gréement des bateaux, des affaires de leur métier.
Je vais dans un cabaret, près du port, chez cette hôtesse qui, dans le livre, s'appelle "Mme Tressoleur". Car elle existe réellement: la voici bien, telle qu'elle a été décrite, avec ses "moustaches, sa carrure d'homme et sa réplique hardie". Et les autres aussi existent; je l'apprends à présent. Ainsi ce n'était pas vers des chimères que j'allais ce matin. Quand je le disais que ce roman est intimement attaché à la réalité!
Yann existe. Il habite là-bas, au hameau de Pors-Even, dans la petite maison "adossée à une haute falaise, et précédé d'un jardinet où poussent des chrysanthèmes et des véroniques." Et voici quelque chose que je voudrais ne pas avoir à dire: Yann s'est enorgueilli. D'avoir été le héros de Loti, cela lui est monté à la tête... Et maintenant Yann est devenu une façon de bellâtre qui se fait admirer. Et puis... les étrangers viennent le voir, le font parler, lui offrent à boire... Alors Yann a pris ce mauvais goût de boire; et il est devenu un alcoolique dans lequel il serait à présent difficile de reconnaître le beau Yann.
Et Gaud? Voici sa maison sur la place, une maison à façade étroite, inhabitée, fermée comme sur la fin de ce beau rêve d'amour. La porte est barrée d'une planche. Les fenêtres n'ont pas de vitres. Gaud est morte.
Dans la nuit venue, des couples d'amoureux passent, profitant encore de ce soir, sur lequel la pluie commence à tomber...
Et maintenant ils vont partir. Un à un, ils tourneront la pointe de Pors-Even, en chantant le vieux cantique: "Salut, étoile de la mer!" 



Ils s'éloigneront et disparaîtront de l'autre côté de l'horizon...
Que ceux qui savent prier donnent une prière aux matelots qui s'en vont vers l'Islande, afin que la joie soit complète, cet automne, au pays de Paimpol.

                                                                                                                      Jean Madeline.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.


(1) Les héros de l'admirable roman de Pierre Loti, Pécheurs d'Islande.


Nota de Célestin Mira: 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire