Le
départ des Paimpolais.
Les
pêcheurs quittent aujourd'hui le pays breton pour aller pêcher à
Terre-Neuve la morue.
...
Paimpol s'éveille sous un ciel léger, voilé, d'un gris délicat,
dans une fine lumière. L'air sent le printemps et la mer: ce
printemps précoce de Bretagne dont les ajoncs sont déjà fleuris.
Des cloches sonnent en douceur. Les petites rues grises ont une odeur
de fête, avec leur humble décoration de branches de pin le long des
vieilles maisons et de bannières de mousseline aux fenêtres... Et
par dessus les toits de la place, du côté du port, on aperçoit les
mâts pavoisés des bateaux d'Islande.
Ces
bateaux, ils sont soixante cette année, en comptant les chasseurs.
Presque tous ont des noms qui évoquent des choses gracieuses, un peu
fragiles: Mouette, Perce-Neige, Fleur-de-Genêt, Jolie-Brise, Korrigane, Mauve, Blonde, Brune, Bonne-Tante.
Des noms bien délicats pour leur rude destination... Et il y a
la Marie aussi, la Marie qui
portait le grand Yann et le petit Sylvestre...
Ils
sont alignés dans le bassin, pimpants, luisants, astiqués comme les
douaniers qui font les cent pas sur le port. Mais quand on descend
dans un des postes d'équipage, on a un recul devant ce triste logis
sans air et sans lumière, étroit, bas, huileux, sentant la
saumure.. Une veilleuse brûle devant la petite vierge de faïence à
laquelle pend un chapelet...
"Au
bout de la terre"
Dix
heures. Les rues s'animent. Des curieux arrivent de Pontrieux, de
Guingamp, de Saint-Brieuc. On met la dernière main à la décoration
des rues: guirlandes de buis et de sapin. Les Paimpolaises se
promènent par groupes, en quête de leurs galants d'Islande...
Encore quelques jours, quelques heures à rester ensemble. Les
effluves printaniers mettent des frissons, des lueurs, des
reflets d'on ne sait quoi dans les yeux des belles filles. Mais ces
amoureuses ne le voient arriver qu'avec une mélancolie, le
printemps, "qui dans ce pays, est presque sans amour".
Alors
je m'en vais faire un tour vers ce pays de Ploubazlanec, où se
développa le poème amoureux du beau Yann et de la triste Gaud (1).
Je vais essayer de suivre leur trace, tâcher de retrouver ce qu'ils
ont laissé d'eux, ou plutôt ce que j'y apporterai moi-même de ma
sensibilité attendrie. Quelle puissance de vie ont-ils donc, ces
êtres de fiction, pour que nous allions vers leur ombre comme vers
des êtres très aimés, pour nous attirer ainsi, pénétrés
d'émotion, pèlerins chimériques et ardents! Et me voici sur la
route de la falaise, dominant la mer, sur le chemin bordé d'ajoncs
en fleurs et de grand crucifix. Là-bas, derrière, c'est le port de
Paimpol, et la flôtille des Islandais, dont les pavillons flottent à
la brise. Et voici les maisons basses de Ploubazlanec. Voici de
vieilles grand'mères toutes pareilles à la mère Moan. Voici la
chapelle des naufragés, et sous le porche les plaques qui portent la
mémoire des marins disparus. Et je vais plus loin, jusqu'au hameau
de Pors-Even; plus loin encore jusqu'à la croix de granit qui se
dresse sur l'extrême et plus haute falaise, la croix isolée qui
domine les lointains de la mer, et au pied de laquelle les femmes, la
main en abat-jour sur les yeux, viennent suivre les départs et
attendre les retours. Et je descend aussi, à travers les blocs de
granit, jusqu'à la chapelle de la Trinité, posée sur le dernier
rocher "comme au bout du monde breton", là où Gaud,
accompagnant de loin, le plus longtemps possible, la goélette qui
emportait Yann, dut s'arrêter "parce que la terre était
finie".
Toujours
ce temps doux et voilé, temps constitutionnel de
Bretagne. La mer est très calme, d'un vert laiteux où glissent
parfois de grands reflets clairs.
...
Retour à Paimpol. Les petites rues grises sont pleines de
foule. Vrais matelots et vraies amoureuses
et des mères aussi, aux belles figures graves. Après le roman,
c'est la réalité. Mais la réalité est toute pareille au roman.
Rencontre rare. D'une façon à peu près générale, nous somme
intoxiqués par la littérature. Nous ne savons plus avoir
d'impression simple, directe, spontanée. Nous n'avons donc que des
émotions littéraires, ou bien des déceptions dues à
la même cause, car nous avons tant lu et nous avons tellement vu les
pays au travers des livres, que nous transposons constamment la
littérature dans la vie. Ici, la grande impression que l'on ressent
vraiment vient de ce que le livre que nous avons aimé et la réalité
s'adaptent et se pénètrent. Evidemment notre émotion n'est pas
entièrement spontanée; mais elle est préparée par la littérature,
mais elle l'est dans le sens de la vie.
La
ville des amoureux.
Les
gens se dirigent vers l'église, d'où va bientôt sortir la
procession. C'est une foule grave, peu bruyante. Et le long des
maisons, en travers de la rue, les banderoles encadrées de légère
verdure disent bien la préoccupation de tous: Que Dieu
protège nos marins! - Marie, protégez nos marins. Toujours
cette unique pensée, cette même prière. Sur ce pays, sur cette
foule, plane vraiment l'impression de quelque chose d'ouvert vers le
lointain, vers le large, on ne sait quoi d'inconnu et de très
inquiétant...
Et
c'est cela qui donne à ce tableau sa véritable grandeur, son
caractère d'émotion, de fatalité, d'angoisse et de prière...
La
même sensation se retrouve sur tous et sur toutes, sur les vieilles,
dont les coiffes de l'ancien temps descendent très bas sur le front,
enserrant un visage de cire, des yeux qui regardent des choses
passées, disparues, qu'elles seules connaissent, des lèvres qui
semblent murmurer une continuelle prière. Et il est aussi, ce
lointain, dans le regard des jeunes filles, dont les coiffes plus
pimpantes ont une allure plus envolée, mais dont les yeux songeurs
contemplent le même par-delà. Il est sur les couples
graves des amoureux, et sur le resserrement tendre des époux, dont
beaucoup sont de tout récents mariés (car c'est l'habitude dans ce
pays de Paimpol que les matelots fassent leurs noces peu de jour
avant le départ). En voici deux que je m'attendris à suivre, deux
qui sont à coup sûr des époux très neufs. Comme il lui parle, le
grand matelot, comme il se penche vers elle, comme il la couvre de sa
force et de son affection! Et elle, comme elle le regarde, de quel
profond regard d'amoureuse! avec quelle tendresse heureuse et
inquiète.
***
Trois
heures. Les cloches se mettent à sonner. de la petite rue de granit
la procession débouche sur la place.
En
tête, le suisse, la croix, trois Islandais, dont un très grand, au
milieu, porte une lourde bannière; puis la théorie des fillettes,
des futures amoureuses, épouses et mères d'Islandais; voici des
petits garçons que la mer guette, et qu'elle emmènera aussi; ils
sont costumés en matelots et portent des vaisseaux, des emblèmes
maritimes, des engins de pêche: leur sort, leur sort qu'ils portent
avec eux... Et voici Notre-dame-de-Bonne-Nouvelle, la Vierge des
Islandais. Ce sont les seconds des goélettes qui la portent sur
leurs épaules. Et les capitaines forment une garde d'honneur tout
autour. Voici le clergé, le conseil municipal, le tribunal de
commerce, les armateurs et les notables du pays. Et les voici, eux,
les héros de la fête, ceux pour qui s'élèvent toutes ces ardentes
prières, voici les beaux Islandais, les rudes et fiers matelots; ils
sont massés en troupe grave et chantent à pleine voix le cantique à
leur sainte patronne:
Vierge
de Bonne-Nouvelle,
Gardez
bien les matelots.
Protégez
notre nacelle
Contre
la fureur des flots.
Et
derrière, voici la foule fervente des mères, des épouses, des
fiancées, qui suivent, le chapelet aux doigts, la prière aux yeux
et aux lèvres pour ceux qui vont partir sur la grande mer.
En
somme, elle est bien simple cette procession, pas d'éclatantes
dorures. Et pourtant une impression poignante s'en dégage, à cause
toujours de cette sensation de large, parce qu'il y a là-dessus tout
l'horizon ouvert vers les lointains inquiétants...
Elle
traverse la place, entre les petites rues qui vont vers le port. Et
maintenant la voilà sur la jetée, au bout de laquelle le reposoir
se dresse, en face des bateaux, devant la mer. Un reposoir léger de
branches de sapin et de buis, érigeant des clochetons gothiques, au
milieu desquels est écrit l'éternel prière: "Marie,
protégez-nous". Il est aussi décoré avec des engins de pêche,
et de chaque côté, sur une sorte d'estrade, s'immobilise un groupe
de matelots revêtus de leurs cirages et de
leur suroîts. Ça, c'est peut-être un peu théâtral,
un peu costumé; et ces beaux Islandais qui sont là en
représentation, ont une attitude gauche, empruntée, comme ont les
humbles gens devant le photographe...
Le
cortège s'est arrêté là. On a posé sur le reposoir, entre les
groupes d'Islandais, Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Et le vieux
recteur parle.
On
n'entend pas ses paroles. Le vent les emporte du côté de la mer,
peut-être en Islande, pour qu'elles aillent vers ceux qui sont
restés là-bas, dans les grandes eaux lointaines... Pourtant, malgré
qu'on n'entende rien, personne ne remue, personne ne parle; et jusque
dans les très hautes vergues des bateaux, il y a des gens
découverts, silencieux et graves...
Le
vieux recteur a fini de parler. Et alors voici le moment solennel, la
minute essentielle de la journée... Le recteur prend le goupillon,
se tourne vers la flottille, et lentement, d'un grand geste large qui
embrasse et domine l'horizon, il bénit les bateaux qui vont partir.
En
même temps, les pavillons des mâts s'abaissent et se relèvent
trois fois pour le salut, et tout à coup, à bord de chaque bateau,
la cloche de l'avant, sonne, sonne; et c'est un carillon clair,
alerte, une vie sonore qui répond à la bénédiction du recteur...
Puis, gravement, pieusement, la foule chante le cantique du départ
des marins. Vraiment, cette scène religieuse, ces chants, ce geste
de bénédiction qui, ailleurs, pourraient n'émouvoir que les âmes
pieuses, prennent là, au seuil de cette mer, au seuil de ce départ,
une grandeur qui étreint les plus indifférents.
Et
puis la procession s'en revient à travers les petites rues; elle
remonte vers l'église. Mais, au milieu de la volée des cloches, le
cantique à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle s'élève de façon encore
plus ardente; il monte de tous les cœurs, de toutes les bouches, des
voix rudes des hommes, des voix implorantes des femmes; c'est comme
un grand cri de supplication vers le ciel, dans lequel le peuple de
Paimpol met toute sa ferveur, toute sa force, comme si on n'avait
plus que ce moment pour invoquer la bonne Vierge, comme si elle
n'avait plus que ce moment pour les entendre!
Gardez
bien les matelots...
Gardez
bien les matelots...
Dans
l'église où la procession est rentrée, les cierges sont allumés.
L'autel est étincelant de lumières. Les coiffes blanches des
Paimpolaises se pressent, ondulent, s'immobilisent dans le jour vague
qui tombe des vitraux.
Puis,
après une dernière imploration, une dernière bénédiction, on
sort de l'église. Les grandes coiffes blanches se dispersent,
s'éparpillent dans le crépuscule...
Et
la fête des cabarets commence.
Ceux
qui vont partir.
Elle
est calme et assez sobre, en somme. Les Islandais boivent
silencieusement, en regardant des choses lointaines. Ou bien ce sont
des paroles de pêche, d'armement ou de gréement des bateaux, des
affaires de leur métier.
Je
vais dans un cabaret, près du port, chez cette hôtesse qui, dans le
livre, s'appelle "Mme Tressoleur". Car elle existe
réellement: la voici bien, telle qu'elle a été décrite, avec ses
"moustaches, sa carrure d'homme et sa réplique hardie". Et
les autres aussi existent; je l'apprends à présent. Ainsi ce
n'était pas vers des chimères que j'allais ce matin. Quand je le
disais que ce roman est intimement attaché à la réalité!
Yann
existe. Il habite là-bas, au hameau de Pors-Even, dans la petite
maison "adossée à une haute falaise, et précédé d'un
jardinet où poussent des chrysanthèmes et des véroniques." Et
voici quelque chose que je voudrais ne pas avoir à dire: Yann s'est
enorgueilli. D'avoir été le héros de Loti, cela lui est monté à
la tête... Et maintenant Yann est devenu une façon de bellâtre qui
se fait admirer. Et puis... les étrangers viennent le voir, le font
parler, lui offrent à boire... Alors Yann a pris ce mauvais goût de
boire; et il est devenu un alcoolique dans lequel il serait à
présent difficile de reconnaître le beau Yann.
Et
Gaud? Voici sa maison sur la place, une maison à façade étroite,
inhabitée, fermée comme sur la fin de ce beau rêve d'amour. La
porte est barrée d'une planche. Les fenêtres n'ont pas de vitres.
Gaud est morte.
Dans
la nuit venue, des couples d'amoureux passent, profitant encore de ce
soir, sur lequel la pluie commence à tomber...
Et
maintenant ils vont partir. Un à un, ils tourneront la pointe de
Pors-Even, en chantant le vieux cantique: "Salut, étoile de la
mer!"
Ils
s'éloigneront et disparaîtront de l'autre côté de l'horizon...
Que
ceux qui savent prier donnent une prière aux matelots qui s'en vont
vers l'Islande, afin que la joie soit complète, cet automne, au pays
de Paimpol.
Jean
Madeline.
Mon
Dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.
(1)
Les héros de l'admirable roman de Pierre Loti, Pécheurs
d'Islande.
Nota
de Célestin Mira:
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