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vendredi 5 août 2016

Port-en-Bessin.

Port-en-Bessin.


Il est trois heures et marée basse; le port dort, plein de vase. Le village de pêcheurs, aux maisons ternes, qu'enserrent deux falaises, semblent penchées sur ce bourbier pour en respirer l'odeur. Tout au fond, trois bateaux en construction alignent leurs proues mélancoliques, et vers le milieu du bassin, dans une flaque d'eau sale, une barque pontée qu'on répare est couchée sur le flanc un grand poisson mort.




Le chenal étroit, traversé par un pont tournant, qui conduit à l'avant-port, débouche sur une lagune sableuse que traversent des rigolets noirâtres; et deux grandes digues l'encadrent, l'une toute en pierres blanches qui se dorent au soleil, l'autre séparée de la falaise par une estacade de pieux goudronnés. Elles se recourbent l'une vers l'autre comme les antennes d'un insecte à l'affût, et s'arrêtent un peu avant de se rejoindre; au loin dans l'espace qui les sépare on voit un vague horizon bleuir: c'est la mer.
Pas de bruit, pas de mouvement dans ce désert: de temps à autre quelque femme de pêcheur passe, traînant un marmot crasseux; des lavandières descendent lourdement vers la lagune chargées de linge mouillé; et un douanier méditatif, assis sur le parapet du môle près du marché aux poissons, regarde les barques à sec collées contre les jetées comme des moules à un rocher et confie à la solitude morne qui l'entoure ses rêves de gabelou inoccupé.
Les hommes sont partis; ils pêchent là-bas dans l'horizon bleu. ils ont emporté la vie; ils ne la ramèneront qu'avec le flot...
Montez vers la petite maison que, la nuit, un feu blanc domine, auréolant la statue de Notre-Dame qui bénit la mer, ou bien vers la vieille casemate, aux embrasures bouchées, d'où jadis on canonnait les pirates et les Anglais. Vous verrez, par delà le cercle des jetées, s'étendre royalement l'immense mer.
Sur elle, de petites barques aux voiles blanches et rousses, groupées comme un vol d'oiseaux, glissent et se croisent, et plus loin, des bateaux plus grands passent dans la fierté de leur voilure, et semblent des cygnes surveillant ces canards. Les hommes sont là, jetant leurs lignes et tirant leurs chaluts, et ils pestent contre ce calme par lequel on ne fait rien.
Il faut de la houle pour que les bateaux traînent leur charge de filets, et c'est quand on a dansé un brin sur les lames qu'on rapporte les barbues, les soles et les limandes. Bonheur que nous soyons au temps du maquereau! ça fait de la ressource à l'hameçon; c'est rare si à la soirance les barques ne rapportent point quelques méchants sansonnets. Pour les grands bateaux, il ne faut pas compter qu'ils rentreront avant la nuit; ils stoppent, enrageant d'être immobiles, espérant la brise; et ils tendent aux congres pour se désennuyer.
Montez plus haut sur la falaise: la mer grandit, le port se rapetisse. 





Les jetées ont l'air de fortifications creusées dans le sable par de grands enfants, et les maisons dévalent sur les pentes comme des pierres culbutées au fond d'un entonnoir. La flottille posée sur la mer n'y tient plus qu'une toute petite place; tout autour règne le désert tranquille des eaux; et c'est à peine si au loin on distingue quelques points noirs: ce sont les barques d'Arromanches et celles de Vierville qui pêchent, elles aussi, pour le souper du soir.
Cependant les falaises se détachent superbes vers l'horizon, tantôt dressant à pic leurs flancs rougeâtres que vont ronger les flots, tantôt descendant par étage vers la mer comme des vagues subitement figées. Dans la brume du couchant la côte du Cotentin s'estompe, vaporeuse; une lumière radieuse chatoie sur la splendeur de la mer, et du côté de la terre le Bessin étend ses grasses prairies, ses grands arbres, ses moissons déjà jaunissantes et ses tranquilles villages.
En même temps que le soleil commence à baisser, une petite brise s'élève, venant de la mer; quelques mouettes passent à grands coups d'aile, et on entend par delà les jetées un murmure confus qui grandit: c'est le flot qui monte.
Les ruisselets qui coulaient de la terre reviennent vers elle maintenant; ils grossissent de minute en minute, s'enflent et débordent, formant des flaques, des petits lacs qui s'étendent, se rejoignent et peu à peu submergent le sable. On voit rentrer les pêcheuses de crevettes, le filet sur l'épaule, le panier sur les reins, jambes nues et la jupe mouillée collée aux cuisses; et le vieux qui ne va plus à la mer, mais qui fourgonne avec un crochet sous les pierres à marée basse. L'année dernière il a croché des fois jusqu'à quat'homards; mais anuy il ne trouve pus rin...
Voici venir, tournant entre les jetées, la première barque, le vent la pousse, mais elle talonne sur le sable et s'arrête. Sa voile s'abat, la silhouette du pêcheur se dresse à l'arrière; il manœuvre à l'aviron. Le flot la soulève, elle avance.
Maintenant la mer occupe tout l'avant port et se précipite vers le bassin du fond; le peintre qui badigeonnait le bateau vautré dans la fange remonte prestement sur le quai et laisse son ouvrage jusqu'à demain.
C'est vers le marché aux poissons que la barque se dirige; en même temps d'autres barques entrent, amènent leurs voiles et rament à sa suite. Le môle se peuple: on y voit jusqu'à trois douaniers à peu près réveillés, et des femmes de pêcheurs regardent venir leurs hommes, inquiètes de la pêche.
La cloche tinte: c'est la première barque qui arrive; son patron l'amarre aux échelons de fer; la femme se penche, fixant un panier rond recouvert d'un vieux sac.
- Bé quoi? Y en a-t-il, des sansonnets?
L'homme finit d'assurer ses amarres, puis hausse lentement les épaules.
- J'crais bé, dit-il, qu'il n'y aura bêtôt pus d'paichons dans la mé!
D'un geste méprisant, il enlève le vieux sac qui couvrait le panier. Il est à moitié rempli de maquereaux, qui scintillent, reluisent, étincellent en reflets d'émeraude, d'opale et de saphir. A côté du panier sont enroulées les lignes, et tout contre le bordage un pauvre maquereau à demi écorché est piteusement étendu. C'est l'appât, la bète, comme disent les pêcheurs; il a servi à prendre ses frères; on a prélevé le long de ses côtes des morceaux de peaux pour garnir les hameçons.
Le maquereau résiste mal au plaisir de manger son semblable, au grand scandale de M. Prudhomme qui s'indigne que les poissons soient à ce point "anthropophages".
Il faut monter la pêche, pourtant! L'homme prend le panier sous son bras gauche; et de sa main droite il attrape l'échelle. C'est un grand gaillard bien taillé, au visage hâlé, à la poitrine musclée, aux jambes nerveuses; et il monte d'échelon en échelon sans se presser, avec une grâce souple. Arrivé à la hauteur du quai, il pose son panier, saisit la poignée de fer et se hisse d'un coup de jarret. Les douaniers viennent regarder les poissons, une bonne femme s'approche.




- A cobé la couple? Ch'est-y six sous?
- Cha n'en vaut sept et demi
- T'es fou.
- Pas d'amateurs? V'en voulez point, vous, l'douane? Tant pire; on voira demain au matin, au grand marché.
Et l'homme s'en va, suivi de sa bourgeoise qui, jalousement, s'est emparée du poisson.
Mais le flot monte, monte; l'avant-port est devenu une petite mer intérieure; les pêcheurs qui ne doivent point passer  la nuit en mer rentrent les uns après les autres. ils approchent maintenant à la voile tout près des quais et ne descendent le mât qu'au moment d'accoster; leurs barques rangent, au bas des échelles, les premières venues, et le mouvement de la vague les fait s'entrechoquer l'une l'autre avec un bruit de castagnettes. Le marché languit; on met à prix les maquereaux qui débarquent, mais ça ne se vend point; trois sous et demi un sansonnet, ça semble trop cher.
Un gamin s'accoude contre le parapet et déroule une longue ficelle terminée par une brochette d'hameçons; puis il pose à côté de lui son couteau ouvert et un mouchoir dans lequel grouille quelque chose.
- Qu'est-ce que tu vas pêcher mon gars?
- D's'anguilles, pt'êtr'ben
- En prends-tu beaucoup?
- Des fois.
- Avec quoi les prends-tu?
- Avé des crabes molles; c'est la meilleure amorce.
Et, dénouant un peu son mouchoir, il en tire un crabe. il le presse pour s'assurer qu'il n'a pas de carapace, lui tranche les pattes près du corps; et tandis que la malheureuse bête agite convulsivement ce qu'il lui reste de moignons, il la coupe en morceaux qu'il accroche à ses hameçons.
Cependant une horrible vieille qui, elle aussi, déroule une ficelle, regarde avec mépris le gamin supplicier un à un les crabes qu'il extrait de son mouchoir.
- Moi, dit-elle, j'les pêche avé des cats; c'est la meilleure amorce.
Le gamin hausse les épaules et jette sa ligne sans s'occuper de la vieille qui étale sur le parapet une demi-douzaine de petits poissons jaunâtres ressemblant à de gros têtards. Elle leur fait avaler à chacun un hameçon et les envoie dans l'eau en ricanant.
- Tu voiras qu'j'en prenrai pus qu'té.
- V'en prenrez pus qu'mé. C'est point sûr. N'en v'là une qui mord.
Et tirant sur sa ligne, il ramène un paquet de varechs, tandis que la vieille remonte en triomphe une anguille qui bientôt se tortille sur le quai.
Alors la vieille se campe les deux poings sur les hanches.
- Tu l'vois bé à ct'heure, ptiot, qu'on les prend mieux avé des cats.
Le gamin répond avec dépit:
- Tout le monde nn'a point, des cats.
- Fallait nn'avoir.
- C'est bon; j'm'en vas n'enqu'ri, des cats.
- Tu feras bé. Vas-y tout drait si tu veux avinre d's'anguilles.
Le soir vient, la brise fraîchit. Sur la jetée de l'ouest des mouettes posées forment une ligne blanche immobile qu'interrompt ça et là quelques battements d'ailes, et le bruit majestueux de la mer battant les digues et les falaises annoncent que le calme est fini. il ne rentrera plus de barques qu'au petit matin; toute la nuit les hommes rouleront, heureux du vent qui s'élève, insouciants du danger, et ne songeant qu'à leurs chaluts qui vont racler le fond et prendre des poissons qui se vendent cher.
Et les femmes, tout en torchant leurs marmots et faisant cuire pour souper quelque restant de chien de mer, se diront: "Y aura peut-être tout de même demain de la sole au marché."


***

Il est grand jour et rien encore n'arrive. Les mouettes voltigent sur le port, rasent les digues en poussant leurs cris monotones et se posent sur les vagues où elle se balancent. Là-bas, entre les jetées, on voit moutonner la mer.
Des voitures roulent, amenant de Bayeux des marchandes et des mareyeurs. Sous la halle aux poissons, un bonhomme en tunique ornée d'un crachat sur lequel est écrit: garde champêtre, se promène en fumant sa pipe du matin, prêt à sonner la cloche; et les éternels douaniers, déjà réveillés mais toujours endormis, se baladent lentement d'un air las, abrutis par ce saumâtre séjour. Un pêcheur, rentré sans doute pendant la nuit, apporte dans un panier deux chiens de mer et un petit homard; et, quelques femmes posent sous la halle, en attendant le coup de cloche, les mannes de maquereaux invendus hier.
Attention! en face de nous, au-dessus de la jetée de pierre, une voile est apparue. elle suit la digue qui la coupe par le milieu et s'avance lentement avec des balancements graves, comme une tourterelle qui salue. C'est un des grands bateaux; tout à l'heure, il va tourner dans le goulet.
Le garde champêtre se rapproche de la cloche: les marchandes charrient leurs paniers vides près des pierres à poissons; les femmes et les moutards accourent sur le môle. En même temps, d'autres voiles surgissent, contournant les jetées ou venant de la haute mer droit sur le port; décidément, on rentre!
Le premier bateau a donné son coup de barre; ses grandes voiles s'encadrent entre les deux jetées et la lumière du premier soleil, les frappant obliquement, les fait paraître noires, tandis que les toiles plus lointaines qui accourent derrière elles s'éclairent, suivant les caprices de l'aurore, de teintes rousses ou brillent d'un éclat laiteux.
A la mer, le canot! C'est maintenant qu'on va voir si la pêche a été bonne, si on a réussi aux congres, si on a pu marcher au chalut! Oh! hisse! ils rament dur, les gars du canot: c'est doutance qu'ils en ont leur charge, de paichon... Hardi, les ouvriers d'la mé!
Regardez-moi un peu voir; les v'la tous qui rappliquent; ça jette l'ancre tout partout, et ça nage en grandes envahies... Et puis vous savez, il n'y a pas que les canots; y a des barques aussi qui ont passé la nuit; elles rentrent en se faufilant entre les grands bateaux comme si c'étaient leurs petits...
Oh! le joli tableau du matin que cette rentrée de pêcheurs! Quelle fête de lumière, quelle intensité de vie, quel changement à vue subit et merveilleux!
Là où tout à l'heure planaient, dans le vol mélancolique des mouettes, l'abandon, le sommeil et l'ennui, l'eau s'est en un instant peuplée de grands oiseaux qui s'actionnent joyeusement à regagner leur nid; et un vieux pêcheur contemple avec orgueil le spectacle en tirant de sa pipe de grosses bouffées:
- Allez, marchez, on a biau faire biau di, à Port y a encore dans les quarante-cinq bateaux, en laissant les barques; et on vend dans l'année pour huit cent mille frins de paichon, oui, Monsieur! Et dire qu'ils ne veulent point nous mettre un chemin de fer!
Le canot s'amarre à l'échelle; il est plein de grands serpents blancs roulés en cercle, et à l'arrière de paniers ronds couverts. Le patron grimpe lestement et s'en va sous la halle devant une pierre, et les marchands font cercle autour pendant qu'on descend dans le canot, à bout de cordes une grande manne en osier dont la semelle de bois glisse sur la pierre du môle.
A pleines mains, l'homme resté dans la barque saisit les congres qui s'entassent dans la corbeille. Amène, amène! la voilà qui remonte pleine de poissons.
De chaque main, la femme du patron a pris deux gros congres sous les ouïes; elle les brandit les bras levés, dans une pose d'orante, et les porte en courant sous la halle, les reins cambrés sous l'effort. Floc! les congres s'allongent sur la pierre avec un bruit flasque, et le patron les dresse, les aligne, les pare. Deux autres arrivent portés par un gamin, puis deux autres encore que la femme, toujours courant, ramène.
De nouveaux canots sont arrivés, et à tout instant des barques, laissant tomber leurs voiles, s'arrêtent au bas des échelles. D'un bout à l'autre du môle les paniers descendent et remontent en grinçant sur la muraille; et la population affairée charrie sans relâche les poissons sur les dalles. 




Voici les chiens de mer aux museaux de requins, aux yeux d'un blanc mort, les uns noirâtres et énormes, les autres plus petits avec la peau tigrée de gris sale et de noir, tous hideux, avec des gueules armées de dents pointues et ensanglantées par l'hameçon. Voici les brèmes grisâtres, les colins à la bouche énorme, les raies et les raitons empilés à pleines corbeilles et, bien que ce ne soit pas la saison, quelques rougets et quelques merlans mêlant leurs reflets de pourpre et d'argent au bleu changeant des sansonnets; voici les plies, les limandes, les petits turbots, les soles rangées en éventail dans des paniers ronds, vivantes encore et palpitant dans des spasmes qui montrent leurs ventres blancs; et par ci par là un homard agitant ses antennes et promenant ses pinces, sans oser s'en servir, sur les chairs pantelantes des poissons; et des congres, toujours des congres trimballés à bout de bras par les enfants et par les femmes.




Sous la halle, le marché s'active; chaque patron debout derrière sa dalle, flanqué d'une femme armée d'un registre pour marquer les ventes, se défend de son mieux contre les mareyeurs et les mareyeuses qui l'assiègent, regardent les poissons avec mépris, haussent les épaules, baissent de moitié les offres et chipent au besoin quelques pièces pour grossir leur lot.
- A quinze'livres ces six congres-là? Sont-ils point biaux? Sont-ils point bienfaisants? C'est-y quatorze livres dix sous, pour vous, mère Cabeuil?
- Ils ont la queue trop longue.
- Comment donc qu'il vous faut? c'est treize livres pour la mère Dubuf... c'est quatre écus pour Prestat...
- Çti là a le nez de travers.
- Il est comme té.
- J'en dis onze frins.
- Tiens, ils sont pour té, feignant!... V'la des plies. Y en a pour dix frins.
- Six livres!
- Vous ne voudriez tout de même point qu'on vous les bâille à ce prix-là, mère Ducarreau?
- Va-t'en n'en qu'ri d'autres pour les acater!
- Faut-il vous les donner pour vot' déjuner? C'est pas étonnant alors que vous soyez grosse et grasse. Allons, c'est huit frins pour vous, pas? c'est sept livres quatre sous... c'est sept livres dix sous... c'est...
- Pisque j'te dis qu'c'est deux écus! V'là chinquante-cinq ans que jè m'achète des plies...
- Six livres cinq sous pour mé!
- Eh! bon sang, marque-les pour six frins et cinq sous à Turgis, alors!
C'est ainsi qu'entre pêcheurs et marchands, la lutte se poursuit; et toujours le pêcheur finit par céder; il faut bien vendre! Que ferait-on du poisson? On ne peut pas le garder, la glace est si tellement chère! Voilà pourquoi cette roussotte à figure cramoisie, couverte d'un cachemire loqueteux, et cette vieille à moustache couverte d'un fichu sale, et ce dadais blond à la démarche veule qui mâchonne une cigarette éteinte sont les rois du marché.
Les enchères sont finies; il s'agit maintenant d'emballer la marchandise; et d'abord on fait la toilette au poisson. Des bonnes femmes armées de brosses frictionnent avec énergie les congres, les trempent et les retrempent dans des baquets; d'autres les empilent dans des grands cageots garnis de paille; d'autres portent les cageots pleins aux voitures.
Une sorte de sacrificatrice s'agite avec un couteau sanglant au milieu des chiens de mer. Elle les saisit un à un, les couche sur la dalle comme sur un billot, leur tranche la tête à la hauteur des ouïes; puis elle enfonce sa main dans le corps mutilé, en arrache d'un seul effort les entrailles et jette le tout dans un cuvier. Elle frotte alors avec une brosse de chiendent mouillée le corps décapité du monstre, le tasse dans un panier et passe à un autre. Elle continue son travail tranquillement, sans hâte et sans dégoût, et peu à peu le cuvier se remplit de tripailles rouges parmi lesquelles grimacent d'horribles têtes de poissons.
La besogne se termine; les voitures sont pleines; fouette cocher! et en route pour Bayeux!

***

Les mareyeurs ne reviendront pas demain dimanche, car les grands bateaux ne vont pas ressortir tantôt. La recette n'a pas été plus mauvaise que ça et les hommes sont las: la mé sera encore là lundi. On ira demain à la messe avec la femme et les p'tiots; et puis si, des fois, on se saoûle un brin l'après dîner, tant pire!
Le pont tourne, laissant libre le chenal et les bateaux s'y engagent en se suivant à la file; ils vont au bassin faire sécher leurs lignes et débarquer leurs chaluts; et tout à l'heure, à marée basse, ils dormiront sur le flanc dans la vase. Tandis qu'ils gagnent tout doucement leur gîte, saluons au passage, sur leurs ponts encombrés de cordages et d'engins, le moussaillon accoudé contre la cambuse, le gars droitement planté à la barre d'arrière, et le bon chien flegmatique qui remue paisiblement la queue, satisfait de revoir le plancher des vaches. Ces chiens de matelots sont singuliers, les vieux surtout: leurs poils sont d'une teinte indécise, comme lavé par les embruns, et leurs museaux allongés, leurs yeux fixes et petits leur donnent une vague ressemblance avec les poissons dont ils sont maigrement nourris.
Comme la matinée s'avance, voici des barques qui repartent; ce sont celles qui n'ont point passé la nuit en mer; elle vont pêcher le dîner de midi. La mer est houleuse; en sortant entre les jetées, ces coquilles de noix bondissent comme de jeunes poulains...
Voici l'heure où les hommes graves et les dames à conscience paisible peuvent se livrer aux douceurs de la pêche à la ligne: ils s'en vont vers la grande digue, tout au bout; et là s'amusent à voir leurs bouchons sauter et virer dans l'écume des vagues. A de longs intervalles ils amènent un merlan malchanceux ou quelque maquereau dégoûté de la vie, et cela leur suffit pour passer sans ennui, en face de l'immensité, ces heures calmes que seul le sage connait. Cependant la vieille, accroupie près de la cabane de la douane, explique aux gabelous comment on prend les anguilles et fait avaler des hameçons à de malheureux cats, en raillant le gamin qui près de là s'entête par dépit à pêcher avec des crabes molles.
A midi les barques rentrent: tout le monde les attend pour dîner et, à mesure qu'elles accostent, leur pêche est vendue. Dans une demi-heure toute personne ne tenant pas un maquereau dans chaque main passera pour un être anormal: le garde champêtre, les quatre douaniers et leur caporal, les cinq bourgeois qui reviennent de taquiner le merlan sur la digue, le capitaine du port, le marchand de tabac, en un mot tout le "high life" de l'endroit emporte ses deux sansonnets avec l'orgueil du devoir accompli. Et tout à l'heure dans chaque maison les poissons coupés par tronçons cuiront dans la casserole avec des pommes de terres et feront la bouillabaisse normande, la bonne iau.

***

La mer recommence à baisser, le bassin se vide. Les pêcheuses de crevettes repartent pousser leurs filets dans les lagunes, et le vieux qui ne peut plus aller à la mé reprend son crochet pour chercher des homards sous les roches. L'atmosphère redevient nauséabonde et les bateaux que l'eau ne soutient plus s'inclinent et se couchent.
Pourtant le village n'est point triste comme hier, la vie n'en est point absente: les hommes sont là. A l'hôtel de l'Europe, à l'hôtel de la Flotte, au café de l'Etoile, dans toutes les bonnes maisons, les patrons de bateau s'attablent et causent du marché du matin en vidant des pots de cidre et en sirotant du café consolé.
Les marins moins fortunés sont assis sur le pas de leur porte et regardent du coin de l’œil la poêle où le poisson mijote surveillé par la bourgeoise, ou bien ils se promènent autour des bateaux à sec en fumant leurs pipes et en tenant quelque crapaud par la main.
L'heure est aux causeries sans disputes, aux buveries sans ivresse, aux flâneries tranquilles qui suivent la fin des travaux.




Reposez-vous, braves gens: pour vous la vie n'est pas encore un bagne d'où l'on ne sort que pour se saoûler et pour y rentrer après; vous ne travaillez pas comme des brutes, vous savez chômer quand cela vous plait. Votre vie pénible et périlleuse vaut mieux que bien d'autres parce qu'elle est libre. Reposez-vous, braves gens!

                                                                                                          Joseph l'Hopital.

L'Illustration, 14 septembre 1901.

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