Translate

jeudi 18 août 2016

L'orgueil d'Alfred de Vigny.

L'orgueil d'Alfred de Vigny.


Cinq ou six fois au moins, Vigny a su inventer, pour les idées les plus profondes et les plus tristes, les plus beaux symboles et les mythes les plus émouvants, et fondre de telle sorte la pensée et l'image, que les objets sensibles sont, chez lui, tout imprégnés d'âme, que la forme précise et rare y est suggestive de rêves infinis, et que ses vers, signifiant toujours au delà de ce qu'ils expriment, retentissent en nous, longuement et délicieusement, y parachèvent leur sens et s'y égrènent en échos lents à mourir... Et c'est, comme vous le savez une poésie de cette espèce, plus libre seulement et plus fluide mais pareillement évocatrice, que poursuivent les derniers venus de nos joueurs de flûte.





Les idées de Vigny, vous les connaissez. Le monde est mauvais; l'injustice y règne, et la douleur; la nature est insensible et cruelle; toute supériorité condamne à un plus grand malheur ceux qui en sont affligés... Donc, il faut se taire, se résigner, demander à la nature, non une consolation, mais un spectacle, avoir pitié de la vie, de très haut, sans jamais se plaindre pour son compte.
Ce pessimisme est absolu; assez simple, en somme, original seulement par son intensité. Il se confondrait avec le nihilisme philosophique, n'étaient les conclusions (arbitraires, il faut le dire).
Ce qui est admirable, c'est que, portant dans son esprit cette négation, et dans son cœur ce désespoir, et croyant dans le fond, à moins de choses qu'un Sainte-Beuve, si vous voulez, ou un Renan, Alfred de Vigny ait fait toute sa vie, avec une exactitude attentive, les gestes de son rôle social: gentilhomme accompli, très bon officier; royaliste intransigeant; fidèle, sous Louis-Philippe, à la branche aînée; respectueux de la religion; homme du monde peu répandu, mais fort convenable en discours: de sorte que ceux de sa caste purent croire que, sauf dans ses vers (mais des vers, n'est-ce pas? ce n'est pas de la littérature), le comte de Vigny fut vraiment des leurs.




La vie d'Alfred de Vigny apparaît comme un défi sublime.
" La plus forte protestation contre le monde injuste et contre Dieu absent, c'est de m'appliquer à faire ce qui me permettra de m'estimer le plus. Moins le monde vaut, plus je vaudrai."
Ainsi raisonnait-il. Cela sans l'ombre d'espérance. Sur le fondement de ce sentiment irréductible du devoir, Vigny aurait pu, comme d'autres, se rebâtir après coup tout une métaphysique encourageante. Il ne daigne; il est désolé à fond. Mais il veut valoir, pour lui-même et pour jouir solitairement de son propre prix. Et nous voyons dans ses lettres, la magnifique fructification de cet orgueil.
C'est à cet orgueil, d'abord, qu'il doit sa conception très aristocratique et presque sacerdotale, de la mission du poète. Et c'est cette conception qui lui donne la force de vivre à l'écart, dans sa "tour d'ivoire", de rechercher la gloire peut être, jamais le succès ni la popularité, de n'écrire que pour dire quelque chose et, par suite, de n'imprimer que tous les dix ou vingt ans: irréprochable vie d'écrivain, et à laquelle on ne peut comparer que celle d'un Flaubert ou d'un Leconte de l'Isle.





Cet orgueil le sauve de la vanité, aussi sûrement que le ferait l'humilité elle-même. L'orgueil sait se passer d'autrui. L'étalage que Chateaubriand ou Lamartine font de leur personne répugne à Vigny, comme une prostitution. Et pourtant, il les traite l'un et l'autre sans dureté; le sentiment qu'il a de "valoir" plus qu'eux lui permet l'indulgence. Il ne parle presque jamais de lui; et quand il en parle, il s'en excuse.
"Vous avez remarqué, un jour, que je ne parlais jamais de moi. Mes amis me le reprochent souvent. Cette disposition native n'a fait que s'accroître pendant seize ans de vie à l'armée, où le silence est une consigne; cette coutume s'est accrue encore par un long séjour en Angleterre. Il en résulte qu'il y a sur mon caractère une enveloppe de taciturnité qui fait que j'aime à parler des idées et des sentiments, jamais des personnes."
Et ailleurs:
"Quand j'étais dans la Charente, d'où je vous écrivais souvent, je fus atteint de la fièvre typhoïde. Je souffris et fus guéri entre deux de vos lettres, sans vous le dire."
Il se tait comme le loup dans La Mort du Loup, et par le même sentiment.
Cet orgueil a chez lui les mêmes effets que la charité. Je ne dirais pas qu'il se soit tourné en bonté chez l'auteur de Moïse; mais il lui a communiqué la puissance d'agir pendant trente ans comme s'il eût été parfaitement bon. Pendant trente ans, Vigny fut le garde-malade patient et assidu de sa femme, massive, paralytique, demi-aveugle et qui, nous dit M. de Ratisbonne, "née en Angleterre, avait oublié l'anglais et n'avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait la conversation assez difficile"; ne la quittant jamais, s'interdisant pour elle toute distraction, tout voyage, presque toute absence. Il fit tout son devoir, précisément parce que c'était très difficile.
Dans son orgueil, enfin, il puise la force de supporter, avec une tenue parfaite, les longues tortures d'un cancer de l'estomac.
"... Puisqu'il faut vous parler de moi, sachez qu'il n'y a pas de martyr comparable au mien. Depuis deux ans, je ne suis pas sorti et je ne peux marcher, et j'ai toutes les nuits une insomnie qui me condamne à compter tous les coups de ma pendule..."




Et tandis que des cousines pieuses multiplient autour de lui "les amulettes, les médailles de la Vierge immaculée, et même de saintes amoureuses comme Mme de Chantal", et que"le pauvre archevêque de Paris" vient le voir, et aussi l'évêque d'Orléans, "au milieu des empressements exagérés de tant de monde... de médecins tout neufs qui ont fait des miracles, et de petits abbés qui en ont vu plusieurs dans la semaine", le comte de Vigny, convenable, souriant à ces zèles pieux, respectueux de tous les rites, mourrait, sans croire à rien, avec une tranquillité farouche.
Sans croire à rien? Je me trompe. Voici la dernière ligne de sa dernière lettre à une jeune parente:
"Vous parlez beaucoup de croire et de croyants. Croyez en moi, avec une ferme foi."
C'est à dire: Croyez en mon orgueil, en cet orgueil sauveur par qui j'ai pu agir comme si j'avais été un saint, et vivre héroïquement dans l'état de désespoir.

                                                                                                             Jules Lemaitre
                                                                                                         de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 28 septembre 1913.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire