L'hôtel des commissaires-priseurs.
Le garçon.
L'Auvergne envoie tous les ans à Paris des gaillards solides, bien bâtis, sobres, économes et ne pensant pas à l'idéal.
On peut dire que tout Auvergnat arrivé en sabots à Paris s'en retournerait dans son pays en calèche, si l'Auvergnat avait l'amour de la calèche.
Laissons-le étendre indéfiniment son coin de terre; nous n'avons à nous occuper que de l'Auvergnat garçon de salle à l'hôtel des ventes.
Entré dans la corporation, le plus souvent par parenté, en achetant une charge qu'il paiera sur ses bénéfices futurs, le garçon se commande une veste en drap bleu, à collet rouge, et une casquette aux armes de l'hôtel. Le voilà embrigadé, sa fortune est faite.
Il est lourd, pataud; ses mains sont larges comme des assiettes, et ces pattes vont manier les produits les plus délicats des verreries vénitiennes. Pourtant, jamais l'Auvergnat ne les casse; là est l'art.
Aux ventes de tableaux, il est chargé de bouchonner les vieilles toiles enfumées. un seau d'eau à ses pieds, il donne un coup de fion à la peinture cachée dans la poussière, et fait penser au cocher d'omnibus mouillant, après une longue course, le museau de ses chevaux; mais l'Auvergnat n'est pas si niais que de se faire cocher d'omnibus. La besogne à l'hôtel Drouot est plus douce et plus lucrative. Le garçon est en relations avec les plus grands personnages; tout de suite il est initié aux monuments les plus rares de la peinture, de la sculpture, et de la céramique.
Qui le croirait? Ce mastoc au collet rouge, à la bouche ouverte et niaise, quoiqu'il entende sans cesse résonner à ses oreilles les noms de Michel-Ange, de Rubens, de Luca della Robbia, ne comprend rien aux folles enchères qui se croisent autour de lui. Mentalement vous l'appelez brute; je voudrais bien savoir comment il traite les grands seigneurs de la finance qui mettent vingt cinq mille francs à une médiocre terre de pipe de l'époque de Henri II. Soyez certain que le garçon de salle a pitié de l'acquéreur de ces babioles imposées par la mode.
- Quel beau domaine j'aurais à la porte d'Issoire avec cet argent! pense l'Auvergnat.
Et je suis tenté de lui donner raison.
Pour que le garçon vous témoigne du respect, donnez-lui à porter quelque lourd bahut de la Renaissance, quelque table gothique massive. Un fardeau, voilà son affaire: c'est une bête de somme. Il trouvera peut être l'armoire chèrement payée, mais il y a du bois. Et vous le verrez arriver à votre domicile avec un camarade, le front couvert de sueur, les épaules ployant sous le fardeau, l’œil serein. A partir de ce jour, le garçon vous estime. Il aime mieux recevoir un franc de pourboire pour un meuble pesant quatre cents, que cinq francs pour une miniature qui lui a permis de se promener dans Paris les bras ballants.
Pourtant, le garçon ne fait pas fi du pourboire. C'est avec les pourboires de l'hôtel Drouot que l'Auvergnat a pu tracer des routes dans des montagnes escarpées, cultiver un terrain rebelle, planter des vignes et rendre ce coin de terre volcanique à l'agriculture.
Le garçon de salle spécule à l'hôtel comme le commissaire-priseur, comme l'expert. Qui ne serait tenter de spéculer dans le temple de la spéculation? Le garçon a des amis dans le faubourg Saint-Antoine, sur la place du marché noir et dans la Cour Damoy, habitée tout entière par des Auvergnats, là où s'exerce, pour ainsi dire, le chiffon du métal. De même que les chiffonniers du faubourg Saint-Marceau ramassent les os, les débris de papier, de robes, de vieux chapeaux, les Auvergnats de la rue de Lappe recueillent les rognures de ferrailles, de zinc et de fer blanc. Là s'opère la fonte du vrai or des anciens cadres, des anciens meubles, des anciennes pendules; là se démantèlent l'art et l'industrie, une machine à vapeur usée, une commode Louis XV pourrie.
Le garçon a des intelligences, des compatriotes, des parents, des pays dans le huitième arrondissement. Il sait les heures propices à l'hôtel Drouot, quand le public est peu nombreux, au commencement ou à la fin des ventes; il achète pour revendre ou faire des affaires de compte à demi avec le faubourg Saint-Antoine.
Quelquefois l'Auvergnat entre dans la famille d'un Parisien, mais un Parisien de l'hôtel (voir au chapitre du crieur); et avec la dot il reçoit les instructions d'un beau-père, plus fin à lui tout seul que tous les Auvergnats.
En 1861, je vis affichée à la porte de l'hôtel, une maison de campagne à louer aux environs de Paris. Je n'y prêtais pas plus d'attention, lorsqu'un garçon m'offrit un prospectus de cette même maison, avec un dessin lithographié en tête. Pendant que j'y jetais un coup d’œil, le garçon me vantait avec une telle chaleur les avantages de l'immeuble, sa proximité de Paris, son importance, ses jardins, son mobilier.
- Il y a une commission sur la maison, pensai-je.
- C'est à moi la propriété, me dit l'Auvergnat. Je ne vous la louerai que douze cents francs, à cause de l'époque avancée.
Et on donne au garçon, outre la course tarifée de l'hôtel, cinq sous de pourboire. En faut-il des cinq sous accumulés pour bâtir une maison de campagne aux environs de Paris!
- Quel beau domaine j'aurais à la porte d'Issoire avec cet argent! pense l'Auvergnat.
Et je suis tenté de lui donner raison.
Pour que le garçon vous témoigne du respect, donnez-lui à porter quelque lourd bahut de la Renaissance, quelque table gothique massive. Un fardeau, voilà son affaire: c'est une bête de somme. Il trouvera peut être l'armoire chèrement payée, mais il y a du bois. Et vous le verrez arriver à votre domicile avec un camarade, le front couvert de sueur, les épaules ployant sous le fardeau, l’œil serein. A partir de ce jour, le garçon vous estime. Il aime mieux recevoir un franc de pourboire pour un meuble pesant quatre cents, que cinq francs pour une miniature qui lui a permis de se promener dans Paris les bras ballants.
Pourtant, le garçon ne fait pas fi du pourboire. C'est avec les pourboires de l'hôtel Drouot que l'Auvergnat a pu tracer des routes dans des montagnes escarpées, cultiver un terrain rebelle, planter des vignes et rendre ce coin de terre volcanique à l'agriculture.
Le garçon de salle spécule à l'hôtel comme le commissaire-priseur, comme l'expert. Qui ne serait tenter de spéculer dans le temple de la spéculation? Le garçon a des amis dans le faubourg Saint-Antoine, sur la place du marché noir et dans la Cour Damoy, habitée tout entière par des Auvergnats, là où s'exerce, pour ainsi dire, le chiffon du métal. De même que les chiffonniers du faubourg Saint-Marceau ramassent les os, les débris de papier, de robes, de vieux chapeaux, les Auvergnats de la rue de Lappe recueillent les rognures de ferrailles, de zinc et de fer blanc. Là s'opère la fonte du vrai or des anciens cadres, des anciens meubles, des anciennes pendules; là se démantèlent l'art et l'industrie, une machine à vapeur usée, une commode Louis XV pourrie.
Le garçon a des intelligences, des compatriotes, des parents, des pays dans le huitième arrondissement. Il sait les heures propices à l'hôtel Drouot, quand le public est peu nombreux, au commencement ou à la fin des ventes; il achète pour revendre ou faire des affaires de compte à demi avec le faubourg Saint-Antoine.
Quelquefois l'Auvergnat entre dans la famille d'un Parisien, mais un Parisien de l'hôtel (voir au chapitre du crieur); et avec la dot il reçoit les instructions d'un beau-père, plus fin à lui tout seul que tous les Auvergnats.
En 1861, je vis affichée à la porte de l'hôtel, une maison de campagne à louer aux environs de Paris. Je n'y prêtais pas plus d'attention, lorsqu'un garçon m'offrit un prospectus de cette même maison, avec un dessin lithographié en tête. Pendant que j'y jetais un coup d’œil, le garçon me vantait avec une telle chaleur les avantages de l'immeuble, sa proximité de Paris, son importance, ses jardins, son mobilier.
- Il y a une commission sur la maison, pensai-je.
- C'est à moi la propriété, me dit l'Auvergnat. Je ne vous la louerai que douze cents francs, à cause de l'époque avancée.
Et on donne au garçon, outre la course tarifée de l'hôtel, cinq sous de pourboire. En faut-il des cinq sous accumulés pour bâtir une maison de campagne aux environs de Paris!
Le crieur.
Ce n'est rien moins qu'un homme de génie qu'il faut pour remplir les fonctions de crieur.
Un crieur sans génie serait un aboyeur.
Il y a différents crieurs à l'hôtel Drouot et chacun a sa manière.
Faut-il parler de Jean, l'homme aux tics, qui les a exagérés pour surprendre son monde, tromper l'attention de l'enchérisseur par mille contorsions et en remontrerait au besoin au comédien Ravel.
Jean est le Clopin Trouillefou de cette Cour des Miracles. La peau du masque et du crâne est aussi mobile que ses lèvres. Les mains dans les poches, il semble tirer une ficelle cachée qui met en jeu les rides, le nez, les oreilles et jusqu'à deux mèches de cheveux qui s'avancent vers les yeux comme des aiguilles.
Il faut expliquer ce phénomène. Les yeux de Jean se fixent sur vous, son nez se plisse, sa bouche s'avance comme pour saisir une proie et rentre en dedans, semblant introduire un aliment mystérieux qui met en mouvement le cou et l'estomac. Un boa qui absorbe un lapin, telle est l'image de Jean, en présence du public; seulement là où l'animal s'endort, Jean devient frénétique.
Il marche, il se gratte, il fait mille gestes interrogateurs, reluque une enchère, se dresse sur ses pieds et imite à la fois le bouffon Grassot, et ce poète improvisateur qui mord ses poings une fois sur le trépied. Les singes du jardin des plantes prendraient au besoin des leçons auprès de Jean.
Jamais un commissaire-priseur ne fera une vente de chinoiseries avec Jean pour crieur. Il ferait oublier les figures des magots chinois et la comparaison que les curieux feraient entre Jean et les porcelaines à tête branlante ne tournerait pas à l'avantage de ces dernières.
Jean est un crieur de l'ancienne roche. Il amuse la galerie comme le pitre retient les bonnes d'enfants jusqu'à l'arrivée du tireur de cartes.
Jean tourne et vire dans la salle, Jean plaisante, Jean fait des commentaires, Jean interpelle l'assistance jusqu'à ce que le commissaire-priseur le rappelle affectueusement à l'ordre par un:
- Allons, allons Jean.
Jean appartient à l'âge d'or où brocanteurs, fripiers, revendeurs et panailleux étaient maîtres absolus dans les ventes publiques. Jean les divertissait par ses grimaces; mais le règne des marchands et de Jean est passé; ses farces de tréteaux ne seraient plus guère tolérées qu'à la place de la Bastille et aux boulevards extérieurs où ont été relégués les arracheurs de dents.
L'hôtel se policera forcément et bientôt, experts, crieurs et garçons devront se plier aux habitudes de la clientèle distinguées qui a fait du premier étage de l'hôtel Drouot une sorte de club artistique.
Cependant Jean ne laissera pas sa mémoire s'éteindre à l'hôtel Drouot. On dit que le crieur a daigné donner deux de ses filles en mariage à des garçons de l'hôtel, qui ne font d'autres grimaces que celles occasionnées par le poids de lourds bahuts.
Je préfère à Jean un certain crieur, toujours rasé de frais, au sourire de Scapin, et qui a la mine d'un habile comédien. Petit à petit, il s'anime avec la vente; son regard de côté embrasse tout l'auditoire. Il lance l'enchère avec joie, la fait rebondir comme la pomme sur un tamis et se dit intérieurement:
- Bon, ça chauffe.
Son œil étincelle. Ce crieur ne croit pas un mot de ce qu'il dit, mais il a l'amour de son art. Aussi "parfait comédien" que l'exige le poète Baudelaire, il pense que cet Anglais est insensé de mettre une enchère de vingt mille francs sur une aquarelle de Bonnington; mais la joie d'une bonne vacation l'emporte sur son scepticisme. Ainsi que le grand acteur qui prétendait être maître de ses effets, et qui cependant pleurait réellement en scène, ce maître-renard s'allume lui-même au feu des enchères de la salle; le sang lui monte au visage, son front devient humide. La vente terminée, il sait qu'il va recevoir les compliments de maître Boussaton, et il est fier de la vacation de l'après-midi, comme si elle lui rapportait des droits considérables.
C'est une vocation que de crier à l'hôtel Drouot. Une erreur serait de croire que de vastes poumons et une forte voix y suffisent. Bien d'autres qualités sont nécessaires.
Recueillir des enchères à droite, à gauche, au milieu de la foule quand les enchères n'existent pas, demande un tempérament de fourbe consommé.
Il faut échauffer un public froid qui n'a pas envie d'acheter, lui communiquer le feu sacré
Il faut apprendre à donner la réplique au commissaire-priseur, devenir le confident de ce monarque, le David de ce Talma.
Il faut savoir dissimuler un repeint, un accroc, une fêlure, doubler l'expert au besoin. Le crieur doit tenir de la matrone qui promène une fille au bois et qui déguise les brèches faites à sa vertu.
Un bon crieur vaut un écuyer qui, à cheval sur sa bête, la fait caracoler et dissimule certains vices que la loi ne reconnait point comme rédhibitoire.
Chamfleury.
Le Monde illustré, 2 janvier 1864.
Il marche, il se gratte, il fait mille gestes interrogateurs, reluque une enchère, se dresse sur ses pieds et imite à la fois le bouffon Grassot, et ce poète improvisateur qui mord ses poings une fois sur le trépied. Les singes du jardin des plantes prendraient au besoin des leçons auprès de Jean.
Jamais un commissaire-priseur ne fera une vente de chinoiseries avec Jean pour crieur. Il ferait oublier les figures des magots chinois et la comparaison que les curieux feraient entre Jean et les porcelaines à tête branlante ne tournerait pas à l'avantage de ces dernières.
Jean est un crieur de l'ancienne roche. Il amuse la galerie comme le pitre retient les bonnes d'enfants jusqu'à l'arrivée du tireur de cartes.
Jean tourne et vire dans la salle, Jean plaisante, Jean fait des commentaires, Jean interpelle l'assistance jusqu'à ce que le commissaire-priseur le rappelle affectueusement à l'ordre par un:
- Allons, allons Jean.
Jean appartient à l'âge d'or où brocanteurs, fripiers, revendeurs et panailleux étaient maîtres absolus dans les ventes publiques. Jean les divertissait par ses grimaces; mais le règne des marchands et de Jean est passé; ses farces de tréteaux ne seraient plus guère tolérées qu'à la place de la Bastille et aux boulevards extérieurs où ont été relégués les arracheurs de dents.
L'hôtel se policera forcément et bientôt, experts, crieurs et garçons devront se plier aux habitudes de la clientèle distinguées qui a fait du premier étage de l'hôtel Drouot une sorte de club artistique.
Cependant Jean ne laissera pas sa mémoire s'éteindre à l'hôtel Drouot. On dit que le crieur a daigné donner deux de ses filles en mariage à des garçons de l'hôtel, qui ne font d'autres grimaces que celles occasionnées par le poids de lourds bahuts.
Je préfère à Jean un certain crieur, toujours rasé de frais, au sourire de Scapin, et qui a la mine d'un habile comédien. Petit à petit, il s'anime avec la vente; son regard de côté embrasse tout l'auditoire. Il lance l'enchère avec joie, la fait rebondir comme la pomme sur un tamis et se dit intérieurement:
- Bon, ça chauffe.
Son œil étincelle. Ce crieur ne croit pas un mot de ce qu'il dit, mais il a l'amour de son art. Aussi "parfait comédien" que l'exige le poète Baudelaire, il pense que cet Anglais est insensé de mettre une enchère de vingt mille francs sur une aquarelle de Bonnington; mais la joie d'une bonne vacation l'emporte sur son scepticisme. Ainsi que le grand acteur qui prétendait être maître de ses effets, et qui cependant pleurait réellement en scène, ce maître-renard s'allume lui-même au feu des enchères de la salle; le sang lui monte au visage, son front devient humide. La vente terminée, il sait qu'il va recevoir les compliments de maître Boussaton, et il est fier de la vacation de l'après-midi, comme si elle lui rapportait des droits considérables.
C'est une vocation que de crier à l'hôtel Drouot. Une erreur serait de croire que de vastes poumons et une forte voix y suffisent. Bien d'autres qualités sont nécessaires.
Recueillir des enchères à droite, à gauche, au milieu de la foule quand les enchères n'existent pas, demande un tempérament de fourbe consommé.
Il faut échauffer un public froid qui n'a pas envie d'acheter, lui communiquer le feu sacré
Il faut apprendre à donner la réplique au commissaire-priseur, devenir le confident de ce monarque, le David de ce Talma.
Il faut savoir dissimuler un repeint, un accroc, une fêlure, doubler l'expert au besoin. Le crieur doit tenir de la matrone qui promène une fille au bois et qui déguise les brèches faites à sa vertu.
Un bon crieur vaut un écuyer qui, à cheval sur sa bête, la fait caracoler et dissimule certains vices que la loi ne reconnait point comme rédhibitoire.
Chamfleury.
Le Monde illustré, 2 janvier 1864.
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