L'obélisque de Louqsor.
Un monument de l'antique civilisation égyptienne se trouve maintenant face à face avec les monuments de la civilisation française; les vieux siècles du bord du Nil lèvent la tête au milieu de nos âges nouveaux.
Bizarre destinée des monuments!
Les œuvres de l'homme, comme l'homme lui-même, ont leurs révolutions et leurs aventures. Lorsque dans le pays de Thèbes, il y a près de trente-quatre siècles, on éleva l'obélisque actuellement appelé Obélisque de Louqsor, qui eût dit qu'un jour, le géant de granit, resté solitaire au milieu des ruines de la Thébaïde, serait arraché de son sol, pour être porté au delà des mers, chez des peuples qui l'admireraient sans le comprendre? Qui eût dit qu'à trois mille ans de là, des nations nouvelles battraient des mains devant le monument tiré des carrières de Syène, comme aux jours où l'ancien peuple de Thèbes le salua pour la première fois sur sa base?
L'idée d'orner une place de Paris d'un monument de l'antique ville aux cent portes appartient au gouvernement tombé en 1830. L'expédition de Louqsor fut conçue en même temps que l'expédition d'Alger: les mêmes hommes qui veillaient à l'honneur du pavillon de France, veillaient aussi à l'intérêt des arts. La Restauration eut le temps de conquérir Alger, mais elle n'a pu voir arriver, des rives orientales du Nil, le colosse voyageur sur la place Louis XV.
Résumons dans quelques lignes l'historique des travaux qu'a occasionné ce précieux monument. Parmi les obélisques que l'Egypte possédait naguère, trois ou quatre avaient fixé l'attention des voyageurs: ceux d'Alexandrie, connus sous le nom d'Aiguilles de Cléopâtre, et surtout les deux monolithes qui se voyaient encore debout, de chaque côté d'un temple de l'ancienne Thèbes, dans l'enceinte duquel on a bâti le village de Louqsor.
Les relations amicales de la France avec le pacha d'Egypte, les sollicitations des antiquaires et des amis des arts, déterminèrent le gouvernement de la Restauration à demander au pacha la permission d'enlever les obélisques de Thèbes, ce qui fut accordé. Les Chambres votèrent les fonds. On construisit, à Toulon, un vaisseau long et étroit, qui, muni de toutes les choses nécessaires et remorqué par un bateau à vapeur, fut conduit, en traversant la méditerranée et en remontant le Nil, jusqu'au village de Louqsor. L'ingénieur, M. Lebas, se mit tout de suite en mesure d'abattre, sinon le plus haut, du moins le mieux conservé des deux monolithes. L'opération présentait de grandes difficultés; l'obélisque était enfouie en partie; pour le conduire jusqu'au Nil, il fallut creuser une tranchée qui exigea trois mois de temps et les bras de huit cents hommes; ajoutez les incommodités d'une chaleur excessive et les horreurs du choléra, qui alors moissonnait la population indigène.
Quand le monument fut tout à fait découvert, on le revêtit entièrement d'une enveloppe formée de planches épaisses, retenue par des traverses et des boulons serrés avec des écrous. Cette enveloppe avait pour objet de préserver l'obélisque des chocs qui auraient pu l'endommager, et de prévenir les ruptures.
Enfin, le monument fut embarqué, et conduit, après avoir fait le tour de l'Espagne, jusqu'au pont Louis XV. Après quoi, on le tira sur le quai, et le bateau alla en Bretagne prendre les blocs de granit destinés à former, sur le milieu de la place Louis XV, le piédestal sur lequel devait reposer le monolithe. Ce piédestal, haut de 25 à 30 pieds, étant terminé, on a formé, en maçonnerie et en madriers, un plan incliné, qui prenait naissance auprès de l'obélisque, et s'élevait progressivement jusqu'à la hauteur du piédestal. Cela fait, le monument étant couché sur une espèce de traîneau en charpente, on a conduit le tout, à l'aide de cabestans, de cordages, de poulies mouflées, le long du plan incliné, de sorte que la base de l'obélisque est arrivée contre le dé du piédestal. Alors il ne suffisait plus que de lui faire décrire un quart de cercle pour qu'il se trouvât en place.
Voici une idée de l'appareil dont on a fait usage pour atteindre ce but. D'abord on a enfoncé en terre, à l'aide du mouton, de gros pieux de chêne destinés à retenir les cabestans; ensuite on a consolidé le piédestal par de fortes pièces de charpente, dont deux faisaient arc-boutant du côté opposé au plan incliné, de crainte que l'obélisque, dont l'arête inférieure de sa base appuyait contre le piédestal, ne dérangeât celui-ci. Dix mâts de 65 pieds de long furent assemblés par leurs pieds, cinq à la droite, cinq à la gauche de l'obélisque, sur un gros cylindre de bois, qui lui-même tournait dans un demi-cylindre creux; les dix mâts étaient retenus vers le haut entre deux traverses, et le tout lié fortement avec des cordes.
Tel était le jeu de cette machine; des câbles attachés aux traverses supérieures allaient saisir l'obélisque et son enveloppe un peu au-dessous de sa tête, et comme il pouvait tourner sur un cylindre de bois fixé vers l'angle inférieur de sa base, on conçoit qu'en renversant les mâts vers l'arrière, l'obélisque devait se dresser peu à peu pour suivre leur mouvement.
Dix cabestans, virés (tournés) par trois cents artilleurs, ont été employés pour exécuter ce mouvement; il est inutile de faire observer que, pour augmenter la force motrice et régler la marche de l'appareil, on a employé un grand nombre de poulies mouflées.
Si on s'était contenté de ce système, on aurait pu, à la vérité, faire décrire un quart de cercle au monolithe; mais il est évident que vers la fin de sa course il serait tombé avec violence sur le piédestal; il aurait même pu se renverser ensuite du côté opposé. Afin d'obvier à ce fâcheux accident, l'obélisque était retenu du côté opposé aux mâts, par quatre chaînes de fer qu'on lâcha lentement quand il commença à se mouvoir de lui-même pour tomber, s'il est permis de parler ainsi, sur le dé qui devait le porter.
Tous les appareils ont fonctionné avec un succès parfait; l'obélisque s'est mu à la manière des astres, sans bruit et sans secousses; enfin, l'opération, que des accidents insignifiants ont retardée quelque temps, et qui avait commencé vers les onze heures, s'est terminée à trois heures douze minutes, aux applaudissement d'une foule immense qui assistait à ce spectacle. Ce fut une admirable chose, un effet vraiment magique, un coup de théâtre merveilleux, que le passage des derniers degrés de l'obliquité à la position verticale: deux cent mille mains ont battu alors; de bruyants vivat, des cris répétés: Bravo, monsieur Lebas! se sont élevés de toutes parts. Quel triomphe! quelle fête! que de joies pour cet artiste qui a passé par toutes les alternatives de la crainte et de l'espérance! Chacun se mettait à la place de cet homme qui devait être si heureux, sur qui avait pesé d'un poids si lourd la responsabilité, qui devait acquérir tant de gloire, ou se faire si cruellement honnir du monde savant. La foule a été ce qu'est presque toujours la foule laissée à elle-même, juste, bonne, enthousiaste; elle a entouré M. Lebas, l'a félicité, l'a presque porté, quand il est allé recevoir au ministère de la marine les félicitations du roi Louis-Philippe.
Lorsqu'il est retourné à l'obélisque, où il avait à remercier des auxiliaires fidèles, les charpentiers qui avaient pris à cœur cette affaire, les matelots que le public a pu bien juger, les artilleurs qui ont prêté leur force intelligente à une manœuvre de précision dont tous les hommes ne sont pas capables, si simple et si machinale qu'elle paraisse; quand disons-nous, il est retourné à l'obélisque, l'ovation a recommencé bruyante, amicale, passionnée. On a beaucoup parlé de Fontana ces derniers temps. Nous ne nierons pas la gloire que ce savant s'est acquise en érigeant l'obélisque de Sixte-Quint; mais le travail de M. Lebas était bien autrement compliqué, puisque l'érection n'est, à son dire, qu'un jeu d'enfant à côté des difficultés qu'il a fallu surmonter durant une marche de trois années. Certainement, on eût mieux fait de parler beaucoup plus de M. Lebas, et un peu moins de Fontana.
L'obélisque de la place Louis XV a 68 pieds de haut; son pyramidion est un peu mutilé, mais ce défaut est facile à réparer. Le monument est en outre fendu vers sa base jusqu'au tiers de sa hauteur. Les Égyptiens avaient prévenu les effets que pouvait occasionner cette gerçure en la consolidant par des clefs de bois de sycomore, taillées en queue d'hirondelle; des clefs semblables, mais en bronze, remplacent maintenant les anciennes.
La carrière publique de l'obélisque commença le 23 décembre 1834, quand il arriva à Paris, car tout de suite on lui fit de l'opposition. Faire de l'opposition à une pierre! Pourquoi pas? Nous sommes une nation essentiellement critique, notre génie est l'opposition; une pierre, comme un homme sera le but de nos plaisanteries, de nos sarcasmes, de nos colères.
Reproduirons-nous tout ce qui a été dit contre l'obélisque?
"- Pourquoi un obélisque ici, se sont écriés les uns, quand il y en a tant sur toutes les places de Rome; n'est-ce pas une belle rareté?
- Dépenser des millions pour avoir un monument qui sera si laid! ont ajouté les autres; et puis, pourquoi le mettre sur la place Louis XV? Il empêchera de voir l'Arc de triomphe, les Tuileries, la Madeleine, la Chambre des députés; au moins si on le mettait dans le Louvre, il ne nuirait à rien ni à personne; il serait là à merveille."
On en a bien dit d'autres! Combien avons-nous entendu de gens très-graves répéter:
" A quoi sert l'obélisque!"
Demander à quoi sert un obélisque! Et à quoi servent, s'il vous plait, la colonne Vendôme, l'arc de triomphe de l'Etoile, celui du Carrousel? Quand on en est là, que l'on demande à quoi servent un monument, un objet d'art, on est bien près de la barbarie. Heureusement que le pays est plus artiste que ces hommes qui ne peuvent souffrir l'obélisque. L'esprit positif tue toute poésie, et un grand peuple qui n'a plus de poésie ne serait pas éloigné de sa mort. Grâce au ciel, la France n'en est pas là; elle a de l'enthousiasme pour les belles choses, pour les nobles entreprises; elle ne demande pas à quoi ça sert: elle le comprend; tout en encourageant l'industrie, elle aime l'art et ne lui fait pas une étroite et mesquine opposition.
Magasin universel, décembre 1836.
Voici une idée de l'appareil dont on a fait usage pour atteindre ce but. D'abord on a enfoncé en terre, à l'aide du mouton, de gros pieux de chêne destinés à retenir les cabestans; ensuite on a consolidé le piédestal par de fortes pièces de charpente, dont deux faisaient arc-boutant du côté opposé au plan incliné, de crainte que l'obélisque, dont l'arête inférieure de sa base appuyait contre le piédestal, ne dérangeât celui-ci. Dix mâts de 65 pieds de long furent assemblés par leurs pieds, cinq à la droite, cinq à la gauche de l'obélisque, sur un gros cylindre de bois, qui lui-même tournait dans un demi-cylindre creux; les dix mâts étaient retenus vers le haut entre deux traverses, et le tout lié fortement avec des cordes.
Tel était le jeu de cette machine; des câbles attachés aux traverses supérieures allaient saisir l'obélisque et son enveloppe un peu au-dessous de sa tête, et comme il pouvait tourner sur un cylindre de bois fixé vers l'angle inférieur de sa base, on conçoit qu'en renversant les mâts vers l'arrière, l'obélisque devait se dresser peu à peu pour suivre leur mouvement.
Dix cabestans, virés (tournés) par trois cents artilleurs, ont été employés pour exécuter ce mouvement; il est inutile de faire observer que, pour augmenter la force motrice et régler la marche de l'appareil, on a employé un grand nombre de poulies mouflées.
Si on s'était contenté de ce système, on aurait pu, à la vérité, faire décrire un quart de cercle au monolithe; mais il est évident que vers la fin de sa course il serait tombé avec violence sur le piédestal; il aurait même pu se renverser ensuite du côté opposé. Afin d'obvier à ce fâcheux accident, l'obélisque était retenu du côté opposé aux mâts, par quatre chaînes de fer qu'on lâcha lentement quand il commença à se mouvoir de lui-même pour tomber, s'il est permis de parler ainsi, sur le dé qui devait le porter.
Tous les appareils ont fonctionné avec un succès parfait; l'obélisque s'est mu à la manière des astres, sans bruit et sans secousses; enfin, l'opération, que des accidents insignifiants ont retardée quelque temps, et qui avait commencé vers les onze heures, s'est terminée à trois heures douze minutes, aux applaudissement d'une foule immense qui assistait à ce spectacle. Ce fut une admirable chose, un effet vraiment magique, un coup de théâtre merveilleux, que le passage des derniers degrés de l'obliquité à la position verticale: deux cent mille mains ont battu alors; de bruyants vivat, des cris répétés: Bravo, monsieur Lebas! se sont élevés de toutes parts. Quel triomphe! quelle fête! que de joies pour cet artiste qui a passé par toutes les alternatives de la crainte et de l'espérance! Chacun se mettait à la place de cet homme qui devait être si heureux, sur qui avait pesé d'un poids si lourd la responsabilité, qui devait acquérir tant de gloire, ou se faire si cruellement honnir du monde savant. La foule a été ce qu'est presque toujours la foule laissée à elle-même, juste, bonne, enthousiaste; elle a entouré M. Lebas, l'a félicité, l'a presque porté, quand il est allé recevoir au ministère de la marine les félicitations du roi Louis-Philippe.
Lorsqu'il est retourné à l'obélisque, où il avait à remercier des auxiliaires fidèles, les charpentiers qui avaient pris à cœur cette affaire, les matelots que le public a pu bien juger, les artilleurs qui ont prêté leur force intelligente à une manœuvre de précision dont tous les hommes ne sont pas capables, si simple et si machinale qu'elle paraisse; quand disons-nous, il est retourné à l'obélisque, l'ovation a recommencé bruyante, amicale, passionnée. On a beaucoup parlé de Fontana ces derniers temps. Nous ne nierons pas la gloire que ce savant s'est acquise en érigeant l'obélisque de Sixte-Quint; mais le travail de M. Lebas était bien autrement compliqué, puisque l'érection n'est, à son dire, qu'un jeu d'enfant à côté des difficultés qu'il a fallu surmonter durant une marche de trois années. Certainement, on eût mieux fait de parler beaucoup plus de M. Lebas, et un peu moins de Fontana.
L'obélisque de la place Louis XV a 68 pieds de haut; son pyramidion est un peu mutilé, mais ce défaut est facile à réparer. Le monument est en outre fendu vers sa base jusqu'au tiers de sa hauteur. Les Égyptiens avaient prévenu les effets que pouvait occasionner cette gerçure en la consolidant par des clefs de bois de sycomore, taillées en queue d'hirondelle; des clefs semblables, mais en bronze, remplacent maintenant les anciennes.
La carrière publique de l'obélisque commença le 23 décembre 1834, quand il arriva à Paris, car tout de suite on lui fit de l'opposition. Faire de l'opposition à une pierre! Pourquoi pas? Nous sommes une nation essentiellement critique, notre génie est l'opposition; une pierre, comme un homme sera le but de nos plaisanteries, de nos sarcasmes, de nos colères.
Reproduirons-nous tout ce qui a été dit contre l'obélisque?
"- Pourquoi un obélisque ici, se sont écriés les uns, quand il y en a tant sur toutes les places de Rome; n'est-ce pas une belle rareté?
- Dépenser des millions pour avoir un monument qui sera si laid! ont ajouté les autres; et puis, pourquoi le mettre sur la place Louis XV? Il empêchera de voir l'Arc de triomphe, les Tuileries, la Madeleine, la Chambre des députés; au moins si on le mettait dans le Louvre, il ne nuirait à rien ni à personne; il serait là à merveille."
On en a bien dit d'autres! Combien avons-nous entendu de gens très-graves répéter:
" A quoi sert l'obélisque!"
Demander à quoi sert un obélisque! Et à quoi servent, s'il vous plait, la colonne Vendôme, l'arc de triomphe de l'Etoile, celui du Carrousel? Quand on en est là, que l'on demande à quoi servent un monument, un objet d'art, on est bien près de la barbarie. Heureusement que le pays est plus artiste que ces hommes qui ne peuvent souffrir l'obélisque. L'esprit positif tue toute poésie, et un grand peuple qui n'a plus de poésie ne serait pas éloigné de sa mort. Grâce au ciel, la France n'en est pas là; elle a de l'enthousiasme pour les belles choses, pour les nobles entreprises; elle ne demande pas à quoi ça sert: elle le comprend; tout en encourageant l'industrie, elle aime l'art et ne lui fait pas une étroite et mesquine opposition.
Magasin universel, décembre 1836.
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