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dimanche 21 août 2016

Les exilés en Sibérie.

Les exilés en Sibérie.


Exilés en Sibérie!
Ces mots reviennent à chaque instant dans les journaux et cependant, on ignore généralement comment cette peine est appliquée et quel genre de condamnés elle frappe. Il est vrai de dire que le gouvernement russe est peu communicatif à cet égard. Je crois donc intéressant de donner quelques renseignements absolument exacts à ce sujet.
En Russie, il n'y a ni bagne, ni pénitencier. les criminels atteints d'une peine de quatre ans au plus la subissent dans une prison d'Europe; dès que la condamnation excède cette durée, on les envoie en Sibérie.
Les exilés en Sibérie se divisent en trois catégories:
1° les condamnés aux travaux forcés (Katorzhniki)
2° les pénitenciers (Poselentse)
3° les bannis (Sylni)
Les condamnés des deux sexes appartenant aux deux premières catégorie sont des criminels; ils perdent tous leurs droits civils et ne peuvent plus rentrer en Europe; ils portent un costume uniforme: casquette grise sans visière; pantalon et chemise de toile grossière; longue capote grise au dos de laquelle est cousue, entre les deux épaules, une pièce de drap jaune en forme de losange; une chaîne de fer du poids de cinq livres est rivée à leurs jambes et la moitié de leur tête est rasée.
La troisième classe comprend les exilés politiques, qu'ils soient bannis à la suite d'un jugement, c'est le petit nombre, ou par ce qu'on nomme le "procédé administratif".
Exiler par procédé administratif, consiste simplement à transporter un individu d'un point quelconque de l'Empire à un autre point, sans aucune formalité légale. Pour être banni de la sorte, il n'est point nécessaire d'avoir violé les lois de son pays; il suffit d'être suspect, d'entretenir des relations avec des personnes suspectes, d'appartenir à une société secrète ou même d'être trouvé porteur de livres ou d'écrits prohibés.
Dans ce cas le malheureux est arrêté et incarcéré, en attendant le départ d'un convoi, sans qu'il soit informé des charges qui pèsent sur lui, du crime dont on l'accuse, sans qu'il puisse obtenir un jugement ou même évoquer le témoignage d'un ami pour établir son innocence, car il entraînerait celui-ci dans sa perte sans parvenir à se sauver lui-même. Subitement, il se trouve séparé du reste du monde de telle sorte que ses parents eux-mêmes ignorent souvent ce qu'il est devenu. Si la place ne me faisait défaut, je pourrais vous conter, entre plusieurs autres, deux histoires authentiques, tellement navrantes, qu'on les croirait nées dans l'imagination d'un romancier.
Les bannis politiques, quoique confondus avec les criminels, pendant le voyage, n'ont pas la tête rasée et ne portent pas les fers aux pieds; en outre, ils peuvent être accompagnés ou rejoints par leurs femmes et leurs enfants sur la terre d'exil. En effet, la loi russe autorise la femme d'un banni à voyager aux frais de l'Etat, mais à la condition qu'elle suive un convoi de prisonniers, vive comme eux et se soumette à la discipline qui leur est imposée.
Ces convois de prisonniers sont dirigés de tous les points de la Russie sur Ekaterimbourg et Tiumen d'où ils partent, à pied, pour le lieu de déportation qui leur est désigné. Depuis l'établissement des communications régulières par vapeur et chemin de fer entre Nijni Nowgorod et Perme et la construction du chemin de fer de l'Oural, les exilés sont transportés par bateau et par la voie ferrée de Moscou, Nijni et Perme jusquà Ekaterimbourg; ils ne commencent leur voyage à pied qu'après la traversée de l'Oural.




Mais quel spectacle que celui de cette longue colonnes d'hommes et de femmes enchaînés, gardés par des soldats armés qui s'avance par les chemins boueux, défoncés, que les pluies et la neige fondue ont transformés en véritables cloaques. Derrière, viennent la longue file des durs chariots et des telegas où sont entassés les malades, les blessés, les faibles qui ne pourraient suivre la colonne.
A deux jours de marche d'Ekaterimbourg, les exilés passent la frontière. Sur le bord du chemin, à l'entré d'un bois de sapins se dresse une pyramide en briques hautes de 12 pieds; d'un côté sont gravés les armes de la province européenne de Perme; de l'autre, celle de la province asiatique de Tobolsk. C'est la frontière de la Sibérie.
De Pétersbourg au Pacifique, il n'y a pas un point rempli de souvenir plus lamentables et aucun autre endroit n'a pour le voyageur un aspect plus triste que celui de cette pyramide élevée au milieu du chemin. Des centaines de milliers d'êtres humains, des hommes, des femmes, des enfants, des princes, des nobles, des paysans se sont arrêtés là pour dire un éternel adieu à leur patrie, à leurs amis, à leur foyer.
Comme cette limite de la frontière est située à égale distance de la dernière étape européenne et de la première étape sibérienne, on a coutume de permettre aux exilés d'y faire une dernière halte sur la terre natale. Alors se passent des scènes lamentables: les uns donnent libre cours à leur douleur; d'autres versent d'abondantes larmes; quelques uns s'agenouillent, appuient leurs lèvres sur le sol de la patrie et, se relevant, emportent un peu de terre, là-bas dans leur exil, comme un dernier souvenir de la vieille Russie; d'autres embrassent la pierre froide de la pyramide et murmurent un adieu éternel à tout ce qu'elle symbolise.
Enfin, le commandement de : "Stoisa!" formez vos rangs, vient mettre un terme à ces épanchements; l'officier crie: en avant! et la longue colonne grise reprend sa marche, avec un cliquetis confus de chaînes, en route pour la terre d'exil.
Souvent, pendant le chemin, des condamnés tentent de s'évader; mais la consigne des soldats est sévère: ils tirent impitoyablement sur les fuyards. 



Beaucoup préfèrent courir la chance de recevoir une balle que de subir un éternel exil. Quelques-uns réussissent à gagner au large; on les nomme "brodyags". Généralement, ils sont repris au bout de quelques jours.
Les criminels sont dirigés soit vers les mines, soit sur les pénitenciers installés sur divers points de la Sibérie. Les exilés politiques, à moins qu'un jugement ne les condamne aux mines, sont internés dans des villes sous la surveillance de la police. Là, à part la souffrance morale, le chagrin de la séparation, ils sont relativement bien. La plupart travaillent, sont employés chez les commerçants de la ville; tous, à de rares exceptions près, sont bien accueillis.
Pour terminer cette très courte étude, je veux donner quelques chiffres qui me paraissent intéressants: de 1873 à 1887, 772.979 individus ont été envoyés en Sibérie, dont, 19.314 en 1883 et 17.774 en 1887. En 1885, la seule année pour laquelle j'ai un un détail exact, les 15.766 exilés se décomposaient comme suit: 5.536 femmes et enfants ayant suivi volontairement leurs parents; 4.392 ayant subi un jugement et 5.838 bannis, sans jugement, par le "procédé administratif". Ce dernier chiffre se passe de commentaires.

                                                                                                    Fernand Hue.

La petite Revue, premier semestre 1889.

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