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lundi 29 août 2016

Le musée des ivrognes.

Le musée des ivrognes.





Les Français possèdent des musées d'art et d'industrie; ils possèdent même, à la Préfecture de Police un musée étrange où l'on a soigneusement classé et étiqueté les objets qui figurèrent à l'instruction de procès célèbres: c'est le Musée du Crime. Les Anglais ont sur nous cette supériorité de posséder un établissement dont il n'existe en France aucun spécimen; le Musée des ivrognes. Et nos voisins d'Outre-Manche, s'ils en sont fiers, ne le témoignent que discrètement , car sans l'une de nos lectrices qui vient d'achever là-bas un long préceptorat, nous l'ignorerions encore.

Le péché mignon des grandes dames.

Notre jeune compatriote enseignait le français à deux jeunes filles de la haute aristocratie britannique. La résidence habituelle de la famille était un château du pays de Cornouailles. Un matin, comme Daisy, l'aînée des élèves prenait sa leçon, sa mère entra dans la salle d'études et annonça:
- Daisy, votre tante Jenny est malade. Il convient que vous lui alliez rendre visite. Vous partirez donc demain pour le dipsomen house avec Mlle X...
- Dipso... ? interrogea l'institutrice.
- Dipsomen house: c'est une maison de santé un peu spéciale. Vous verrez.
Le lendemain, après quelques heures de chemin de fer, les deux jeunes filles sonnaient à la grille d'une villa, bâtie à mi-coteau, à proximité d'une forêt. Dans les allées d'un jardin que cent variétés de rose embaumaient, des dames se promenaient, par petits groupes, discutaient avec cette animation mesurée et ce choix d'expressions qui caractérisent les gens de bon ton. La plupart étaient vêtues avec une grande recherche; aucune ne présentait le visage émacié des malades ou le teint pâle des adolescentes. La jeune Française se demandait si elle avait devant elle les pensionnaires de la maison de santé ou de simples visiteuses.
- Monsieur, où suis-je? demanda-t-elle au directeur, tandis que miss Daisy était conduite auprès de sa parente.
- Vous êtes au dipsomen house, mademoiselle.
- Et qui soignez-vous?  Des anémiées, des neurasthéniques?

Des livres qui sonnent creux.

- Point. Nous ne soignons que de riches... ivrognesses. Les journaux d'Europe ont conté comment l'alcoolisme fait de rapides progrès parmi les grandes dames de la société anglaise. Le fléau a pris de telles proportions qu'il est devenu indispensable de créer, pour ces malades d'un genre nouveau, des maisons de santé spéciales où l'on tente de les débarrasser d'une si funeste passion.
- Vos malades viennent-elles à vous volontairement?
- En général, oui. Après l'admonestation sévère d'un parent, d'un ami influent ou d'un médecin, elles consentent à devenir nos pensionnaires. En certains cas, il faut user de ruse pour les conduire.
- Et comment les soignez-vous?
- Comme on soigne les morphinomanes: par la diminution lente, progressive du poison dont elles raffolent. Vous savez qu'un morphinomane privé brusquement de morphine en pourrait mourir ou tout au moins, présenter de graves désordres physiologiques. Il en est de même pour l'alcoolique. Aussi, le jour de leur installation au dipsomen house nos malades reçoivent-elles une quantité d'alcool presque égale à celle qu'elles ont coutume d'absorber. La dose, de jour en jour diminue, pour arriver après six semaines environ, parfois moins, souvent plus, à la suppression totale. Le plus difficile consiste à empêcher l'introduction en fraude dans la maison d'alcool envoyé du dehors. Ces chères dames ont tant de cordes à leur arc!
- Pourtant l'alcool ne peut guère entrer ici qu'en bouteilles faciles à découvrir?
- Quelle erreur! Venez visiter notre musée.
Le directeur conduisit notre compatriote dans une vaste pièce garnie de rayons, du plancher au plafond. Sur les planches soigneusement étiquetées, avaient pris place les objets les plus divers, assez peu originaux d'ailleurs: pendule de voiture, élégants manchons, carnets de bal, les œuvres des écrivains les plus austères: Sermons et Oraisons de Bossuet, Vie des Héros de Plutarque, etc.
- Où est le musée? demanda l'institutrice.
- Vous le voyez devant vous. Ces objets usuels, honnêtes d'aspect, sont des coquins hypocrites. La pendule, sous l'émail du cadran peut cacher la valeur d'un bon verre à Bordeaux de whisky; le manchon dissimule en sa fourrure un biberon que ni le lait ni l'eau sucrée n'emplissent jamais. 



Le geste charmant de la frileuse qui porte à sa bouche son manchon, préservateur du froid, équivalait, pour la propriétaire de ce bijou, au geste moins élégant du pochard qui lève le coude. 
Ces bonbonnières ne cachent pas de double fond, il est vrai; mais elles ont recélé des bonbons dits perles fondantes qui furent  de grands propagateurs d'alcoolisme, grâce à l'absinthe, gin, whisky, chatreusey qu'ils enveloppaient.
Mais voici la plus belle pièce du musée. Cette grosse Bible, poudreuse, respectable, réfrigérante appartient à la femme d'un honorable pasteur. La bonne dame fut prise soudainement d'un zèle pieux dont son mari se réjouit fort. Il ne rentrait plus au logis sans trouver sa femme occupée à lire et à méditer le livre sacré. 



Certain jour, il la trouva endormie, le front sur les feuillets. Il s'approcha, tout ému, pour l'éveiller et s'aperçut alors qu'elle était ivre morte. La couverture du livre pouvait contenir deux litres de whisky.
Comprenez-vous pourquoi, en Angleterre, on doit bâtir des hôpitaux pour ivrognesses?

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.

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