Magistrat complaisant.
Un femme d'un rang honnête fait demander à M. Lenoir, lieutenant-général de police, une audience particulière. Introduite dans le cabinet du magistrat, elle se jette toute en larmes à ses pieds, et lui expose sa situation.
Mariée à un homme jaloux, emporté, et capable de tous les excès, elle se trouve dans le cas d'éprouver les plus justes effets de son ressentiment. Il est absent depuis plus d'un an, et doit revenir sous peu de jours: elle est enceinte et près d'accoucher.
Le désespoir de cette malheureuse femme rendait toutes remontrances inutiles. Il s'agissait de la secourir, et d'épargner à son mari un crime affreux. M. Lenoir accueille la coupable avec bonté, avec commisération, convient de la nécessité de cacher une faute dont elle montre le plus amer repentir, et lui propose de se rendre en secret dans le faubourg Saint-Antoine chez une sage-femme qui, à sa recommandation, aura le plus grand soin d'elle, et où elle sera d'autant plus en sûreté que les commissaires de police ont seuls le droit d'entrer dans ces sortes de maisons, en grand costume, et en se faisant accompagner de la garde.
La proposition est acceptée avec une vive reconnaissance. Cette femme retourne chez elle, prétexte devant ses domestiques un voyage dans une campagne qu'elle ne nomme point, et où elle n'a besoin de personne pour l'accompagner. Elle donne ses ordres pour le temps de son absence, monte dans un carrosse de place, en change plusieurs fois en chemin, pour dérouter les surveillants, et parvient, avec le plus grand mystère, à sa destination.
Peu après le mari arrive; il est fort étonné de l'absence de sa femme, qu'il croyait prévenue de son retour, et plus encore de l'ignorance de ses gens sur l'endroit où elle a été. Après quelques jours d'informations et de recherches infructueuses, il se rend à la police, fait part à M. Lenoir de ses inquiétudes, et le prie d'employer tous ses moyens pour les faire cesser. Ce magistrat demande la liste exacte et l'adresse de toutes les connaissances du mari et de la femme dans Paris, et promet de rendre réponse dans quelques jours.
Ce laps de temps écoulé, il annonce qu'il n'a fait encore aucune découverte, et qu'il serait nécessaire d'avoir l'adresse des campagnes ou provinces voisines où elle pourrait s'être retirée. Les renseignements les plus détaillés sont aussitôt fournis; mais ces nouvelles recherches exigeaient de plus grands délais, et c'était tout ce que désirait M. Lenoir, pour donner à la malheureuse femme le temps de se rétablir.
Cependant le mari ne s'en rapportait pas tellement aux soins de la police, qu'il ne fit de son côté toutes les démarches possible pour découvrir le séjour de sa femme. Il était secondé par un valet fort intelligent, qui, à force de recherches, parvint à soupçonner la vérité et en fit part à son maître.
A peine cette indiscrétion eut-elle été commise, que M. Lenoir en fut informé par les espions qu'il avait placés dans cette maison. Il se fait amener le domestique, l'interroge sur les moyens qu'il a eus de faire cette découverte, paraît la regarder comme invraisemblable, et lui dit que si elle se trouvait réelle, ce serait un très-grand malheur, puisque la femme ne manquerait pas d'être victime de la violence de son mari.
"Au surplus, ajouta-t-il, ce serait sur vous-même, comme premier auteur et complice de ces désastres, qu'en retomberait la punition; et la plus douce qu'on pourrait vous infliger serait votre réclusion perpétuelle à Bicêtre. Vous pouvez, au contraire, éviter toutes les horreurs que j'entrevois, par une conduite très-simple, et dont vous serez amplement récompensé. Il ne s'agit que de garder la plus grande discrétion sur la conversation que j'ai eu avec vous, de continuer à servir fidèlement votre maître, et de m'avertir exactement de toutes ses démarches, ainsi que du parti qu'il prendra relativement à l'avis que vous lui avez donné. Décidez-vous, et songez que vous ne pouvez échapper à ma vigilance."
Il n'y avait pas à balancer sur le choix; et le pauvre domestique, également intimidé par les menaces dont il sentait toute la justice, et attiré par l'espoir d'une récompense facile à obtenir, n'hésita pas à compromettre la plus grande exactitude dans le devoir qu'on lui prescrivait.
Deux jours après, à dix heures du matin, il vint avertir M. Lenoir que le projet de son maître était de se déguiser le soir même en commissaire de police, de requérir la garde à la tombée du jour, d'aller faire une visite dans toute la maison de la sage-femme, et qu'il l'avait destiné à jouer le rôle du clerc de sa suite.
Aussitôt le magistrat fait appeler le commissaire Chenon, qui avait toute sa confiance. Il le charge de se tenir en embuscade, à quelque pas du corps de garde, pour arrêter un faux commissaire qui s'y présentera le soir, et lui amener dans son déguisement. En même temps, il écrit à la femme, qui se trouvait parfaitement rétablie, lui fait part de tout ce qui s'était passé, et lui recommande d'être rendue chez elle à sept heures du soir; mais d'avoir soin de lui adresser sur le champ une lettre des environs de Rouen, où il savait qu'elle avait une amie intime sur la discrétion de laquelle elle pouvait entièrement compter; lettre par laquelle, assurant qu'elle ignorait le retour de son mari, elle remerciait le lieutenant général de police des soins qu'il avait pris pour l'en avertir, et annonçait qu'elle arriverait le jour même dans son domicile. La lettre fut écrite aussitôt, et M. Lenoir l'envoya à la poste pour y faire mettre le timbre de Rouen.
Cependant le mari ne manqua pas de se rendre, avant sept heures du soir, au corps de garde du faubourg Saint-Antoine, revêtu d'une grande robe, d'une perruque magistrale, avec un bonnet carré, et accompagné de son prétendu clerc. Il requiert une escouade pour marcher avec lui; mais à peine a-t-il fait quelques pas, que le commissaire Chenon sort d'une allée, arrête la garde, et demande quel est le motif de cette démarche. Le mari, qui avait bien étudié son rôle, se présente hardiment, dit qu'il est le commissaire du faubourg Saint-Jacques, et que des ordres supérieurs l'obligent à aller faire une visite dans la maison d'une sage-femme de ce quartier.
"Vous, le commissaire du faubourg Saint-Jacques! réplique Chenon, vous en imposez: c'est un ami; je le quitte à l'instant. Qu'on arrête cet homme."
A ces mots, le malheureux se déconcerte; il balbutie, avoue sa faute, veut séduire à prix d'argent le commissaire, qui se trouve incorruptible, et demande pour dernière grâce de ne pas paraître dans son déguisement en présence du lieutenant général de police, dont il est connu; mais il ne peut rien obtenir. Il est mené ainsi, bien accompagné, chez M. Lenoir, qui, après avoir pris pour la forme et devant lui des informations dont il n'avait pas besoin, le fait entrer dans son cabinet, et là lui reproche amèrement l'infamie du rôle dans lequel il a été surpris, lui en développe toutes les conséquences, l'effraye vivement sur la punition qu'il mérite, et finit par lui dire que, ne pouvant attribuer à un tel égarement qu'à un excès de jalousie, il veut bien le lui pardonner et lui démontrer en même temps combien il est coupable, surtout envers sa femme, qui, sans doute, n'ayant pas reçu sa lettre, ignorait son arrivée, et s'étant mise en route au premier avis qu'elle avait eu, devait en ce moment être arrivée chez elle. Pour ne lui laisser aucun doute, il lui met sous le nez la lettre qu'il s'est fait adresser, et dont l'écriture, la date et le timbre, font également foi.
Le pauvre mari, pénétré de l'innocence de sa femme, honteux d'avoir pu la soupçonner, confondu de la bonté du magistrat, retourne chez lui plein de reconnaissance, y retrouve, en effet, celle qu'il cherchait avec tant de sollicitude, et tous les deux viennent ensemble le lendemain remercier M. Lenoir.
(Paris, Versailles, les provinces au XVIIIe siècle)
Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.
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