Le pompier de théâtre.
Le pompier a été souvent décrit par les physiologistes. On l'a montré brave et audacieux, risquant sa vie pour arracher aux flammes des familles entières, et mourant magnifiquement au champ d'honneur, esclave naïf et dévoué de son devoir. Fort heureusement, il y a des compensations à cette existence d'héroïsme obscur.
Il y a le théâtre. Chaque soir, un certain nombre de pompiers sont délégués pour surveiller le luminaire des théâtres; et comme leur besogne est très facilitée par les précautions que l'on prend dans ces établissements publics, le pompier a des loisirs qui lui sont doux.
Dès le lever du rideau, le pompier se juche dans le maigre intervalle qui sépare la rampe su manteau d'Arlequin. On le voit, assis sur un escabeau, l’œil allumé, la bouche entr'ouverte, le corps à demi penché, riant ou pleurant, selon la pièce à laquelle il assiste et suivant avec intérêt les péripéties du drame ou de la comédie qui se joue devant lui. Il admire tout et il est bousculé par tout le monde. Pendant l'entr'acte, il regarde les machinistes poser les décors, et contemple avec une naïve extase les jeunes actrices, qui, prêtes avant l'heure, viennent examiner le public par le trou de la toile.
Ils sont bons comme le bon pain, et complaisants comme des nourrices. C'est une joie pour eux quand l'ingénue ou la grande coquette leur adresse la parole et leur dit: "Sapeur, donnez-moi votre chaise, en attendant mon entrée." A ce moment, il n'y a plus ni rampe, ni herse, ni lampe, ni portants, ni traînée de lumière! Il y a un homme en casque, placé entre un devoir de surveillance active et la distraction que lui cause le spectacle d'une nuées de jolies femmes en costumes grecs. Parfois un officier arrive à l'inspection. Il va gourmander le sapeur ému, mais une coryphée à la prunelle incendiaire intervient auprès du capitaine et l'implore en faveur du pompier dévoyé, et le capitaine pardonne, et le capitaine oublie lui-même qu'il est capitaine pour devenir un homme du monde et un homme galant.
Entendre rire le pompier, c'est pour un auteur le signe infaillible du succès. Quand, à la répétition, un pompier passe sa tête dans le rideau d'avant-scène et suit l'action les yeux écarquillés, c'est que la situation est bonne et portera. Cependant, il faut établir une différence entre le sapeur de droite et le sapeur de gauche. Le premier est généralement plus sérieux que le second. Déplacez-les, vous obtiendrez un résultat identique. j'ai observé cette nuance sans pouvoir me l'expliquer.
Le pompier aime généralement la musique. Il préfère l'Opéra et l'Opéra-Comique aux Bouffes et aux Variétés; mais il aime mieux les Bouffes et les Variétés que le Vaudeville et l'Ambigu. Cela tient à ce que le pompier, dérangé par son service, ne peut pas suivre une pièce dramatique jusqu'au bout. Il perd le fil. Tandis que la musique n'exige pas une attention tout à fait soutenue. Il suffit au pompier d'être là au commencement d'un air pour le déguster jusqu'au bout.
Il était nécessaire de tracer à grands traits le pompier de théâtre, destiné à disparaître quand l'électricité aura prochainement remplace le gaz et l'huile dans les théâtres parisiens. Dans dix ans, mettons vingt au plus, le pompier de théâtre ne sera plus qu'un mythe. On ne s'en souviendra que comme d'un rêve; et quand on verra son portrait, on le considérera comme un Spartacus, un peu plus habillé que celui des Tuileries.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.
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