L'aboyeur.
On donne ce nom peu poétique à ces singuliers bipèdes dont le métier consiste à appeler les cochers de maître ou les numéros des fiacres, à la sortie des bals et des théâtres. Ils sont généralement très longs, maigres et à peu près poussifs. Rien n'est plus fatigant et plus débilitant, en effet, que de vociférer pendant trois heures de suite: Le cocher Jean, le cocher Pierre, la voiture de M. Dublindé, le n° vingt et un vingt-neuf ou quatre-vingt-seize zéro huit, ce qui veut dire: 1.129 ou 9.608.
Les aboyeurs étant nombreux, c'est à qui criera le plus fort. Ils luttent entre eux à coup de bronches et de poumons. On n'entend plus qu'eux; leur organe formidable "couvre tout, absorbe tout, le bruit confus des hommes et des chevaux."
Ainsi s'exprime Mercier, dans son tableau de Paris, en parlant des aboyeurs de son temps, et il ajoute: "Cet aboyeur, pour donner à sa poitrine une force surhumaine, renonce au vin et ne boit que de l'eau-de-vie. Il est toujours enroué, mais cet enrouement imprime à sa voix un son rauque et épouvantable qui ressemble à un tocsin. Il crève bientôt à ce métier. Un autre le remplace: il hurle de même et meurt comme son prédécesseur..."
C'est exactement la même chose aujourd'hui. L'aboyeur a cependant ses moments de repos. Si le départ des voitures l'éreinte, leur arrivée lui est douce. Il attend la file, ouvre les portières, donne la main aux dames et vous appelle "mon prince ou mon ambassadeur" de sa voix la plus flûtée. Vous ne devineriez jamais dans ce bémol l'ut dièse qui rappellera tout à l'heure les cochers à leur mission.
L'aboyeur, quand il est très jeune et qu'il n'a pas encore la voix formée, ou bien quand il est vieux ou usé, se fait ramasseur de bouts de cigares. Les sages les conservent pour les revendre aux fabricants de cigarette en contrebande; les vicieux, les incorrigibles gardent pour eux ces débris d'un succulent cazadores ou d'un savoureux partagas.
On m'affirme qu'il y a à Paris un conservatoire d'aboyeurs, où des professeurs à poumons blindés font des cours pour appel de cochers et de valets de pied. En somme, l'aboyeur est indispensable pour évoquer sa voiture. Que de gens, sans le secours de l'aboyeur, rentreraient chez eux à pied! Ce qui, d'ailleurs, poétise l'aboyeur, c'est que, comme le jeune malade, il succombe à la chute des feuilles et meurt de ce qui le fait vivre.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, Illustrations par Carand'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.
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