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mardi 23 février 2016

Le public de l'Académie.

Le public de l'Académie.


Le public qui va aux séances de l'Académie est tout à fait spécial. Il se compose de quelques hommes et de beaucoup de femmes. L'homme est généralement maigre, compassé, très serré dans sa redingote, chauve et porteur de favoris élégiaques. 



Il est abonné à la Revue des deux Mondes, aux Débats, et il achète le Temps, pour le déguster avant son dîner. Il a assisté depuis dix ans à toutes les réceptions académiques et collectionne les discours, qu'il compare entre eux. Il est classique et estime infiniment plus M. Mézières que M. Augier et M. de Noailles que M. Sardou. Pour lui, l'Académie s'est fortement républicanisée depuis un quart de siècle.
L'homme qui assiste aux réceptions appartient à la classe des bourgeois prétentieux. Il aime la rhétorique sans l'avoir jamais pratiquée, et il se réjouit quand il entend une période bien ronflante, semée de virgules et de points et virgules, criblée d'incidence, accidentée d'adjectifs et hérissés de subjonctifs. Pour un peu, il jugerait de la valeur d'une phrase à sa longueur. C'est un prud'homme universitaire, dédaigneux comme Trissotin, et pareil à ce tambour-major auquel on demandait: "Avez-vous mangé des huîtres?..." et qui répondit: "Approximativement." Notre homme est un académicien approximatif.




Les spectateurs de l'Académie ne sourient pas aux passages intéressants d'un discours, ils gloussent. Ils ne se saluent pas entre eux, ils se ploient. Ils ne se donnent pas le bonjour, ils le scandent.
Quant à la femme de cette espèce de Chateaubriand empaillé, elle n'est pas plus gaie. Vieille, elle a droit au respect, au pardon et à l'oubli. Jeune, elle mérite le blâme le plus sévère. La femme qui assiste aux séances académiques n'est plus une femme; c'est un être à deux pieds parfaitement désagréable, se nourrissant de littérature et poésie faisandés, amoureuse des crânes de ces messieurs, se pâmant à la vue de M. Nisard, et tombant en syncope sur un geste de M. Caro. Chez elle la grâce est morte, le charme s'est éteint. Incapable d'apprendre, ignorante des belles lettres, elle est aux gloires qu'elle admire et qu'elle hante ce que le singe est à l'homme. Pailleron a dépeint ces muses d'une espèce particulière dans deux ou trois types du Monde où l'on s'ennuie. Elles aiment la toilette, même tapageuse, mais leurs robes à falbalas et leurs frais chapeaux roses ou crème prennent, sans s'en douter, des formes de toges ou de bonnets carrés.
Quand elles sont dans leur élément, c'est à dire à l'Académie, elles ont des sourires divins pour les sous-entendus qu'elles seules comprennent; des petits cris étouffés à un trait imprévu, et des râles de joie quand un orateur lance quelque douceâtre méchanceté, noyée dans un flot d'éloquence.




En dehors de ce couple, habitué des séances de réception, il y a ce que j'appellerai le menu fretin, c'est-à-dire une fraction du Tout-Paris, aimable et frivole, qui va partout suivant l'occasion, et qui, indifférent au discours de M. de Mazade, se précipite pour entendre MM. Halévy et Pailleron. Ce public est indescriptible, et d'ailleurs il est connu et n'appartient qu'indirectement à la présente physiologie.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

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