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mercredi 3 février 2016

La rentrée des classes en 1870.

La rentrée des classes en 1870.

On vit beaucoup dans le passé.
La rentrée des classes qui, cette semaine, a ramené sous l'indulgente férule de leurs maîtres tous les collégiens de France, me remet en mémoire une autre rentrée des classes, celle du mois d'octobre 1870. Je faisais mes débuts au lycée. J'avais 10 ans. jusque là, j'avais paressé dans une pension renommée, à laquelle certaines descriptions d'Alphonse Daudet m'ont souvent fait penser. On n'a pas, à proprement parler, de souvenirs de la onzième année. Quelques impressions moins vagues que d'autres, se dégagent de la confusion de l'ensemble. Quelques images isolées émergent, sans qu'on sache pourquoi elles ont été conservées plutôt que d'autres, dont il semble qu'on aurait du être frappé de façon plus profonde et partant plus durable. Quelques lueurs étoilent une masse d'ombre.
La difficulté consiste à ne pas trop se mêler de ce qu'on sait avec ce dont on se souvient, à ne pas trop embellir et fausser ce qu'on a vu par ce qu'on a lu. Il faut ajouter qu'à cette époque là, les enfants de dix ans, sauf exceptions, bien entendu, n'avaient que dix ans. Ils n'avaient pas la maturité que nous voyons aujourd'hui aux petits hommes âgés de la moitié de vingt ans. Ils étaient distraits, ignorants sur bien des points, indifférents sur d'autres, ne savaient mettre les choses à leur plan, assistaient sans bien comprendre à des spectacles tragiques dont le sens profond leur échappaient et ne prenaient pas de notes en vue de leurs Mémoires.
Que d'histoire, pourtant,  se faisait et se défaisait sous nos yeux! La guerre, l'invasion, la révolution, toutes les convulsions d'un grand peuple dans un raccourci de quelques semaines. Je revois, par les beaux jours d'été, les rues pleines d'une foule bruyante et gaie qui crie: "A Berlin!" Les mitrons, les femmes, les gamins, ils sont tous en partance pour Berlin. C'est vers les boulevards que se porte tout ce monde en fête. Ils sont les rendez-vous de tous les manifestants et de tous les badauds. C'est là que défilent, musique en tête, les beaux régiments qui s'en vont, eux aussi à Berlin, en promenade. C'est là que coule, tout le jour, le fleuve d'enthousiasme... Une autre journée de tumulte, de vociférations, d'acclamations. Cette fois, on crie: "Vive la République!" Il fait superbe. Tout Paris est dehors. On chante dans les rues, sur l'impériale des omnibus pris d'assaut. C'est le 4 septembre. La République est proclamée... Pourtant, il paraît que les Prussiens continuent d'avancer; la banlieue reflue chez nous; on rencontre, maintenant, dans les faubourgs, dans les avenues, des charrettes chargées d'un tas de pauvres choses, des troupeaux qui vont parquer dans les terrains vagues. Peu à peu, le cercle se referme, l'investissement s'achève: Paris est isolé du monde.

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Tous ces événements ont amené bien de la perturbation; la rentrée des classes s'en est trouvée reculée; ce n'est qu'un retard; il faut bien, n'est-ce pas? que les études reprennent et que les collégiens aillent au collège. Octobre est entamé, plus qu'entamé. Enfin, nous sommes convoqués pour le 18. Parisien de la rive droite, j'habite à quelques maisons d'Ernest Legouvé, je n'ai pas le choix. Je vais au lycée que les papiers administratifs nomment Condorcet, mais qui dans les familles et chez nous autres, n'est connu que sous le nom de toujours: le lycée Bonaparte.
Rue Caumartin, deux perrons parallèles: l'un est celui du lycée, l'autre celui de l'église Saint-Louis d'Autin. Eglise et lycée se tiennent, voisinent et communiquent, l'une étant la chapelle de l'autre. une porte intérieure permet aux professeurs, qui assistent en corps à la messe du Saint-Esprit, de pénétrer dans l'église sans avoir à sortir du lycée. Cette messe du Saint-Esprit, c'est la cérémonie officielle de la rentrée. Élèves ou maîtres, on ne saurait y manquer sans excuse valable. On ne songe guère à y manquer. C'est la préface légitime, indispensable, de toute période d'activité qui recommence, que ce soit la rentrée des classes ou celle des tribunaux.
La "sixième", où j'entre, est une classe très importante; on nous le dit, mais nous le savons de reste et nous n'aimerions pas qu'on nous confondit avec les petits de huitième que nous croisons dans les cours. Des garçons qui ont déjà deux ans de latin et qui commencent le grec, on ne peut pas les prendre pour des gamins. Il y en a de très forts. Ils ont le maniement des exercices de la classe où je m'embrouille consciencieusement, et savent pour chaque jour quel livre il faut apporter, et quel cahier sera le bon cahier. Cela commence par la récitation des leçons qui commence elle-même par quelques maximes en latin, tirées de l'Ecriture sainte. Puis un chapitre de la grammaire de Lhomond et Deltour. Puis une page de la grammaire grecque de Burnouf. Dans ces grammaires-là, tout est si clair, si précis! Pour ne pas comprendre ou pour ne pas retenir, il faut le faire exprès. nous ne faisons pas exprès de cette manière-là; au contraire.
Notre professeur, M. Evrat, est un des plus réputés du lycée. Il y enseigne depuis fort longtemps. Car il est très âgé et il paraît, aux gamins que nous sommes, encore beaucoup plus âgé que son âge. C'est un petit vieillard, un peu tremblotant, mince, grêle et tout blanc. Mais comme il sait tenir sa classe, et comme il sait son affaire! Et comme nous prenons avec lui l'exacte notion de ce manquement à l'ordre universel qu'est un solécisme, moins grave pourtant que le barbarisme qui est, à vrai dire, une monstruosité!
... Est-ce lui? En képi et vareuse de garde national?... C'est bien lui,M. Evrat, qui nous arrive revenant du rempart. Il a déposé son fusil dans une encoignure de la classe, son fusil qui est peut-être chargé. D'instinct notre cœur se serre. Ce frêle vieillard, en défenseur de la patrie! Quelle image de la détresse publique!

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1er janvier 1871. La tradition et le plus élémentaire sentiment des convenances veulent qu'au 1er janvier, on aille présenter ses devoirs à ses supérieurs. L'avenue de La-Motte-Picquet, où demeure M. Evrat, est bien loin de la rue Saint-Marc. Il a neigé, tous ces derniers jours. Ni fiacres, ni omnibus. Mais que penserait-on d'un élève qui, le 1er janvier, n'irait pas porter ses vœux à son professeur? Nous partons de bon matin, ma mère et moi. A mesure que nous approchions du terme de notre voyage, les voies s'élargissent, de grands espaces vides se découvrent, tout blancs d'une épaisse couche de neige... J'ai vu, dans ma vie,  des gens bien étonnés. Je n'en ai jamais vu de plus étonné que l'excellent homme en recevant ces visiteurs si inattendus, cependant que ses regards allaient avec un peu d'effarement, du pauvre groupe que nous formions à la fenêtre, d'où s'apercevait le morne tapis de neige.
Sur la route du lycée que nous suivons matin et soir, il n'y a pas de jour que nous ne rencontrions des détachements de mobiles ou de gardes nationaux. Ils font peine à voir, si mal vêtus, traînant la jambe, l'air si las, en désordre. Reviennent-ils des remparts, y vont-ils? Est-ce la trouée qui s'apprête, la fameuse trouée qu'on nous annonce depuis tant de jours pour le lendemain?
Le dimanche, l'après-midi, nous allons vers l'Arc de Triomphe, pour voir tomber les obus.
M. Belin, qui, chaque semaine, vient de Montmartre me donner une répétition, lui aussi vêtu en garde national, a dit, devant moi:
- Les Prussiens entreront dans Paris; ils entreront; mais il n'en sortira pas un seul.
Les Prussiens sont entrés; ils sont ressortis; mais que devient M. Belin? On ne l'a plus revu Est-ce vrai qu'il fait partie de l'Internationale?

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18 mars. En sortant de classe, le matin, nous apprenons que les canons de Montmartre ont été enlevés. Il paraît que c'est une révolution qui commence...
Maintenant, sur la route du lycée, nous croisons tout le temps des généraux.
Le bruit court que les Communards vont faire sauter Paris. Il y a des barils de poudre déposés dans les égouts. Est-ce que la rue Saint-Marc est menacée?
Mes parents m'ont envoyé poser la question au professeur de physique. Un peu interloqué, le professeur de physique. Il réfléchit, tire son carnet, s'informe de mon âge, du numéro de notre maison, note ces renseignement et d'autres encore comme autant de données du problème, aligne des chiffres, fait son calcul... Il n'y a aucun danger pour la rue Saint-Marc.
On nous a prévenu qu'il n'y aurait plus de classes jusqu'à nouvel ordre. Nous allons nous promener pour voir les barricades. Celle de la place de la Concorde, à l'entrée de la rue de Rivoli, nous paraît la plus remarquable. C'est, en réalité, un ensemble de barricades épaisses, solides, bien espacées, tout un ouvrage compliqué et savant.
On commence à se fusiller entre la barricade de la rue Drouot qui est aux mains des Versaillais, et celle de la rue Richelieu, où résistent les Communards, à la hauteur de l'immeuble de la Compagnie des Indes. On nous a crié de rentrer. Il était temps.
... Les classes recommencent. C'est l'époque des compositions de fin d'année. Il va falloir se remettre ferme au travail.





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Afin de compléter et de préciser mes souvenirs, et pour retrouver les noms de quelques-uns de ceux qui furent mes condisciples de l'Année terrible, j'ai recherché le palmarès de l'année 1871. Il ne figure pas dans la collection. J'ai eu l'explication de cette lacune en ouvrant celui de l'année suivante. Voici les premiers mots que prononça à la distribution des prix du mois d'août 1872, le professeur chargé du discours d'usage, l'excellent M. Quinot:

"N'est-ce pas une consolation, n'est-ce pas même une joie de revoir après deux ans d'interruption cette fête de la grande famille universitaire? cette solennité simple et sérieuse de la distribution des prix, dont le retour est le signe d'un état de chose régulier, normal, dont l'absence, au contraire, correspond toujours à une époque troublée, funeste, à un deuil de la Patrie? Les anciennes annales de nos concours nous offraient déjà, en 1815, une de ces lacunes douloureusement significatives; au lieu de la liste accoutumée des prix et des accessits, nous y lisons cette mention brève et sinistre:
- Le concours n'a pu avoir lieu par suite des événements politiques.
L'année 1871 est venue, plus terrible que 1815, créer un second vide dans nos fastes universitaires. 1871! c'est à dire la guerre étrangère et la guerre civile, Paris affamé et Paris incendié; deux provinces séparées violemment de la France et une rançon exorbitante exigée de nous par le vainqueur!"

Au fait, voilà un argument pour ceux qui réclament la suppression de la distribution des prix. Il y a des précédents: 1815 et 1871.
Je feuillette la liste des lauréats de cette année. Un nom est marqué d'une croix: François d'Orléans, duc de Guise, né à Orléans-House (Angleterre). C'est le fils du duc d'Aumale, emporté il y a quelques jours à peine. En rhétorique, Charles Chenu ne s'élevait pas au-dessus de l'accessit, en discours français, mais obtenait le prix de mathématiques. En troisième, Paul Hervieu se distinguait en vers latins, en version latine et grecque; rien en français. En quatrième, Georges Laguerre était le triomphateur, plusieurs fois couronné, d'une division, tandis que dans l'autre, Henri Bergson et Charles Walckenaer se disputaient tous les prix, laissant, toutefois, Etienne Grosclaude remporter la victoire en mathématiques. En septième, Abel Hermant avait tous les prix... Les mêmes élèves étaient vraisemblablement ceux du Condorcet de 1870, ceux, du moins, qui se trouvaient alors à Paris.
Ainsi, par un sentiment de convenance, on avait, au lendemain de la guerre et de la Commune, supprimé la solennité de la distribution des prix, qui est une fête. Mais, pendant la guerre et pendant la commune, dans Paris assiégé, dans Paris affamé, dans Paris à feu et à sang, les études ont continué, régulièrement, les collèges ont offert aux jeunes gens leur asile paisible et studieux, les maîtres ont rempli leur tâche sans défaillance, jusqu'au bout. Sous le canon de l'ennemi, dans le tumulte de la guerre civile, le corps enseignant ne s'est pas départi de son calme, de son sang-froid, de son attachement au devoir professionnel. Chacun est resté à son poste. C'est un bel exemple de courage civique. C'est un des traits qui honorent la Patrie malheureuse.

                                                                                                                            René Doumic
                                                                                                                      de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 12 octobre 1913.

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