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vendredi 19 février 2016

Les ronds de cuir.

Les ronds de cuir.


Ce mot, on le sait, désigne les bureaucrates en général, et surtout ceux qui appartiennent à l'administration. Il semble, à première vue que, sous un gouvernement de lumière et de progrès comme une république, le Rond de cuir n'a plus sa raison. Le Rond de cuir, c'est la routine, le préjugé, l'encroûtement. Il représente les régimes éteints, les systèmes antiques, la monarchie vermoulue. 
Eh bien! pas du tout! Jamais le Rond de cuir n'a été plus florissant, plus nécessaire, plus maître des destinées de la France. Cela tient à ce que le gouvernement républicain se compose d'hommes neufs, ignorants comme des carpes, gauches, jobards et timides, et incapables d'occuper la place qu'on leur désigne. C'est alors qu'ils ont recours au Rond de cuir et qu'ils lui empruntent ce qu'il sait, ou plutôt ce qu'il est censé savoir.




Malheureusement, le Rond de cuir ne sait rien et ne peut rien. Ce n'est pas un homme; c'est un rouage dans une machine, chargé d'une fonction spéciale, comme un piston, une bielle ou un arbre de couche. Pris tout jeune dans l'administration, il a été vissé à une fonction quelconque et il n'est apte qu'à remplir cette fonction. N'essayez pas de l'en sortir. Il ne comprend rien au delà de la besogne à laquelle il a été habitué.
Il est incapable même de comprendre ce qu'il fait. Il ressemble à un typographe qui est chargé de composer dix lignes d'un texte dont il ignore le commencement et la fin. C'est la réunion de plusieurs de ces textes que va naître un chef-d'oeuvre, une admirable poésie. Mais les dix lignes prises au hasard, ne disent rien, ne donnent rien. Un inventeur fait fabriquer une machine dans plusieurs ateliers. Chaque ouvrier construit un morceau de cette machine, sans savoir où il sera placé et à quoi il servira. Ainsi va le bureaucrate. Il salit du papier, prépare des dossiers, machinalement, mécaniquement, sans savoir pourquoi et à quel résultat aboutira son travail intelligent.
Néanmoins, le Rond de cuir tient la France, parce qu'il est partout. Le Rond de cuir est une des mille pattes de l'araignée gigantesque qui suce le plus beau pays du monde. 




Encombrant et nuisible, il vous étreint, vous saisit et vous impatiente à chaque minute et à toute occasion. Dieu préserve mes ennemis des Ronds de cuir. Pour toucher dix francs dans une administration publique, il faut passer par les mains de cinq Ronds de cuir, généralement impolis et méticuleux à rendre fou un philosophe de l'antiquité.
Mais le Rond de cuir est éternel, parce qu'il possède une espèce de science pratique de l'administration. Il connait l'ordre et la marche des choses; il sait par quelle porte il faut entrer, sur quelle feuille du parquet il faut mettre les pieds, à quel endroit il faut signer. Il a la supériorité d'un homme qui sait par cœur ce qu'un autre ne sait pas. Il est derrière un guichet ou devant un bureau-ministre; il a l'air important, il ne sollicite pas, il est sollicité; il est revêtu d'une sorte de cachet officiel; il a un huissier qui le garde et qui le sert. 




Bref, il a l'air d'en savoir plus long que vous. Transportez-le d'un bureau dans un autre, du ministère des travaux publics à celui de l'intérieur, et vous serez étonné de son insuffisance et de son incapacité.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la librairie illustrée, 1887.

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