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jeudi 25 février 2016

Le voyageur de la ligne de Sceaux.

Le voyageur de la ligne de Sceaux.

C'est un homme tout rond, comme la ligne qu'il parcourt. Il est forcément philosophe, parce qu'il faut de la philosophie pour s'en aller aux environs de Paris par une gare située en province. Il est en même temps pastoral, parce que les stations de ce railway lointain appartient plutôt aux bergeries du XVIIIe siècle qu'aux séjours fréquentés par les vrais parisiens des boulevards.
Le voyageur de la ligne de Sceaux a peut-être un veston, une jaquette, un petit melon sur la tête, mais il mérite d'être habillé en costume de Watteau, et sa canne ressemble à une houlette.
Le voyageur de la ligne de Sceaux n'est pas pressé. Il a été doué par la Providence d'une grande dose de patience, d'abnégation et de longanimité. Il sait d'avance qu'il faudra indiquer à son cocher le chemin de la gare. 



Quand par hasard il est pressé, il prend ses précautions et part la veille.
Le voyageur de la ligne de Sceaux n'est pas un moderne. Il lit et relit sans cesse Florian, Mme de Staël et Mme Deshoulières.
Homme fort, il ne craint ni les cahots, ni les secousses. Il se tasse dans son wagon et connait l'art d'éviter les tamponnements. Il ne s'étonne pas, quand il monte dans le train, de faire un long trajet pour se retrouver au même point, et s'il déraille ou si la voiture qui le porte se défonce, il murmure avec un sourire angélique; "Je le savais, je n'ai que ce que je mérite."
A la gare du départ, il embrasse sa famille et pleure en étreignant ses enfants: car il ignore s'il les reverra. Il sait vaguement qu'il part, mais il ne peut pas savoir s'il arrivera.




Le temps n'existe pas pour lui. Il n'en a point souci. Ce qui va vite lui paraît ridicule et ce qui va droit lui paraît excessivement long. Le voyageur de la ligne de Sceaux ne sera jamais un géomètre.
Le voyageur de la ligne de Sceaux n'a qu'une excuse, c'est d'être actionnaire de la Compagnie.
Quand le voyageur de la ligne de Sceaux arrive chez lui, il fait deux fois le tour de sa pelouse. ce mouvement lui sert de transition entre le voyage qu'il vient d'accomplir et la vie réelle.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

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