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samedi 6 février 2016

Les balles de fronde romaines.

Les balles de fronde romaines
                       avec inscription.



Les anciens se servaient, comme on sait, de la fronde, arme assez meurtrière et qui joue un grand rôle dans toutes les guerres et même dans l'histoire des sièges. La fronde était composée de lanières de cuir dans lesquelles on plaçait soit une pierre, soit des balles de plomb de la forme d'une olive. 
On sait quelle réputation d'adresse avaient avaient acquise certains peuples dans l'art de manier la fronde; les habitants des îles Baléares surtout y étaient passés maître: aussi les Romains les employèrent-ils souvent comme auxiliaires. Les frondeurs engageaient d'ordinaire l'action; ils n'avaient pas de rang dans l'ordre de bataille, et la facilité de mouvement requise par l'emploi de l'arme dont ils se servaient exigeait qu'on leur laissât une entière liberté. Dès que les soldats proprement dits qui composaient les rangées et les lignes de bataille étaient aux prises, les frondeurs se ralliaient derrière les combattants et continuaient à envoyer leurs projectiles à l'ennemi.
On a retrouvé dans différents pays, et notamment en Grèce, en Sicile et en Italie, un assez grand nombre de ces balles en plomb. Beaucoup d'entre elles portent des inscriptions grecques ou latines. Celles qui ont été trouvées en Italie ont dû être employées généralement avant l'époque impériale, car les dernières luttes auxquelles elles aient pu servir dans ce pays sont:
- la guerre sociale, ou guerre des Italiens pour obtenir le droit de cité (de 90 à 88 avant notre ère)
- la guerre servile, ou guerre des esclaves révoltés à la voix de Spartacus (de 73 à 71)
- et la guerre civile d'Octave contre la famille et les amis d'Antoine, guerre dont l'épisode le plus saillant a été le siège et la prise de Pérouse par le fils adoptif de César, héritier de son nom et de sa fortune (l'an 40 avant J-C)
Jusqu'à ces derniers temps, on n'avait pu établir le classement ni déterminer le sens de la plupart des légendes gravées ou plutôt frappées en relief sur les balles de fronde de la république. Un élément essentiel faisait défaut aux savants archéologues qui s'en étaient occupée: c'est la connaissance exacte de la provenance de ces petits monuments, que leur volume rend très-portatifs, ce qui empêche, par conséquent, d'en retrouver avec certitude le lieu d'origine.
Dans ces deux dernières années, des travaux de terrassement ayant été exécutés sous les remparts romains d'Ascoli (l'ancienne Asculum du Picenum), on a trouvé, dans les terres remuées par les ouvriers, et surtout dans le lit du petit fiume di castello, qui se réunit au Tronto sous les murs même de cette ville, un assez grand nombre de balles de fronde portant toutes des inscriptions: leur nombre s'élève précisément à plus de trois cents. Elles ont été acquises par MM. Rollin et Fenardent, et composent une collection jusqu'à ce jour d'un intérêt unique. Ces messieurs ont bien voulu les communiquer à M. Ernest Desjardins, qui les a soumise à une étude attentive et minutieuse. Il a fait part à l'Académie des inscriptions et belles lettres, à deux reprises différentes, du résultat de ses recherches.
Il s'est convaincu d'abord que toutes ou presque toutes ces balles avaient servies plusieurs fois, car elles portaient des frappes et des surfrappes de mains différentes. Il est naturel de penser, en effet, qu'après ou même pendant l'action, on ramassait les projectiles envoyés par l'ennemi, qu'on leur donnait une nouvelle marque, à l'aide sans doute d'un marteau et d'une matrice composant un appareil analogue à celui dont se servaient jadis les douaniers pour frapper leurs plombs, puis qu'on les renvoyait aux adversaires, qui en usaient de même. On peut, en effet, distinguer sur la même balle deux, trois et jusqu'à quatre frappes différentes. Il va sans dire que la dernière empreinte est toujours la plus lisible, la seconde l'est un peu moins; quant aux plus anciennes, elles ont subi un écrasement qui en rend la lecture fort difficile, souvent même indéchiffrable.
Toutes les balles d'Ascoli étant palimpsestes (c'est à dire portant des caractères provenant de frappes différentes), on comprend quel intérêt nouveau s'attache à ces monuments, qui peuvent nous fournir ainsi les plus curieuses révélations sur les armées opposées.
Les inscriptions qui se lisent sur ces balles sont relatives soit aux noms des chefs, soit au désignation des peuples, des villes, des corps militaires qui les avaient frappés et refrappés; quelque fois, elles font connaître des devises, des injures adressées à l'ennemi, ou des confidences qui sont faites par des traîtres.
L'histoire classique ne parle que d'un seul événement militaire mémorable accompli à Asculum-Picenum; mais les balles trouvées sous ses murs en révèlent deux autres, suppléent ainsi au silence des textes, et constituent, par conséquent, de véritables pages restituées à l'histoire par l'archéologie.
On peut classer chronologiquement les balles d'Ascali en trois groupes distincts; l'un relatif à la guerre sociale, le second à la guerre servile, le troisième à la guerre civile de l'an 40 avant J-C. Les auteurs classiques ont raconté en détail les événements accomplis à Asculum pendant la première de ces guerres. On sait que c'est cette ville qui donna le signal de l'insurrection des Italiens confédérés contre Rome, et qu'elle fut assiégée par le consul Cn. Pompée, qui fut battu par les troupes italiennes, obligé de lever le siège et de courir s'enfermer dans Firmum (aujourd'hui Fermo); qu'il revint encore à la charge, c'est à dire fit un second siège d'Asculum, et qu'il serra fort étroitement la ville, ce qui n'empêcha pas le plus héroïque des défenseurs de la liberté italienne, Judacilius, de forcer ses lignes de se jeter dans la place et de s'y défendre avec vigueur. On sait aussi que, plus fier ou plus heureux que Vercingétorix, voyant toute résistance impossible, Judacilius alluma un bûcher sur le forum et s'y fit consumer avec ses braves compagnons. Cn. Pompée entra dans la ville, en fit massacrer tous les habitants en état de porter les armes, et envoya les femmes et les enfants à Rome pour y servir son triomphe. Parmi ces petits enfants se trouvait l'Asculan Ventidius, qui fut plus tard le lieutenant d'Antoine en Orient.
Tels sont les seuls événements que les historiens classiques nous rapportent sur le rôle d'Asculum pendant la guerre sociale. Les inscriptions des balles de fronde relatives au même événement nous donnent les noms des chefs, ceux des corps de troupes, les numéros des légions, les ville italiennes qui avaient envoyé des secours aux assiégés, etc. On voit figurer sur la même balle le nom de Pompée et celui de Judacilius, accompagné du mot Picenum (Voir figure 1). 




On remarquera que le nom de Pompeius, qui a été frappé d'abord par les Romains, est moins lisible que ceux de Jadacilius et Picenum, attendu que la dernière frappe, la plus en relief, par conséquent, est celle des Asculans.
Une autre balle, que nous donnons comme spécimen, porte Fricas Rom(anos); littéralement, s'adressant au projectile lui-même: Tu frottes les Romains (fig. 2).




Le mot frotter, emprunté dans ce sens à notre langage le plus familier, traduit très-exactement l'idée que les Italiens devaient attacher à cette expression vulgaire fricas. D'autres, par contre, portent Fricas Pi(centes): -Tu frottes les Picentins. 
Les historiens nous apprennent que les Italiens soulevés s'étaient donné deux chefs suprêmes qu'ils avaient décorés du titre de consuls: le nom d'un de ces consuls, le célèbre C. Papius Mutilus, s'est retrouvé sur plusieurs de nos balles; mais, circonstance remarquable, on a dû en faire une espèce de cri de guerre ou de signe de ralliement, car on a employé pour l'écrire des caractères empruntés à la vieille langue des Osques (voy. fig. 5).




Il est écrit au rebours, suivant l'usage de cette ancienne écriture italiote, et signifie: C(aius) Paapi, Cai(filius); C. Papius, fils de Caius. Sur cette même balle, le nom Pison(is), de Pison, d'une frappe antérieure et romaine, concerne sans doute le père du consul contre lequel Cicéron prononça une harangue célèbre, dans laquelle il rappelle précisément que le père de ce consul avait eu l'entreprise de la fabrique des armes pour la guerre sociale. Parmi les noms des chefs romains, nous avons le célèbre C. Marius, qui prit part, comme on sait à la guerre sociale (fig. 3).




La seconde série historique des balles d'Ascoli concerne la guerre des esclaves; la légende Peristis servi!- Mort aux esclaves! qu'on lit sur plusieurs balles (voy. fig. 4), ne peut laisser aucun doute à cet égard. 




Sur une autre, on voit: Feri Cassius!- Frappe Casius! et ce Cassius a été précisément un chef romain, chargé de combattre les bandes de Spartacus. Une autre porte ces belles paroles: V(indicamus) justa, - Nous demandons ce qui est juste. 
Les auteurs classiques avaient bien marqué qu'un épisode important de cette guerre avait eu lieu dans le Picenum, mais sans préciser l'endroit de la lutte; les balles d'Ascoli nous prouvent qu'elle fut localisée sous les murs de cette ville.

Le Magasin pittoresque, mars 1875.

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