Le jardinier mystique.
Quand un propriétaire met dans son jardin un petit plant de rosier, il ne se dit pas: "Maintenant me voilà assuré d'avoir sans cesse de belles roses; je n'ai plus qu'à étendre, chaque matin, la main pour cueillir ma fleur préférée, pour la respirer tout à l'aise; je l'ai planté, le travail est fini pour moi, je n'ai plus qu'à jouir en paix de la floraison assurée et régulière."
Le plus inexpérimenté des citadins ne tiendrait pas ce langage; il sait trop bien que la petite bouture ne poussera que si on l'entoure de soins; il faudra la préserver du vent, de la tempête... l'arroser en cas de sécheresse, l'abriter contre l'ardent soleil; ce n'est qu'avec une attention constante, une sollicitude éclairée, qu'il assurera son développement.
Eh bien, quand il s'agit d'une plante autrement délicate, autrement précieuse, portant les fleurs les plus charmantes qui se puisse trouver, des fleurs dont la vue soutient notre courage et ranime notre cœur meurtri, nous sommes incapables de faire le même raisonnement.
Cette plante "mystique", dont l'éloge ne saurait être fait d'une plume trop pompeuse, c'est l'affection; et nous sommes assez maladroits, assez aveugles, assez étourdis, pour ne pas comprendre que sa conservation et sa vigueur réclament beaucoup de soins!
Il faut cultiver (le terme est devenu banal, mais combien il est profond si nous y prenons garde) l'affection; qu'il s'agisse d'amour ou d'amitié, il faut un aliment, il faut des efforts, du travail, une ingéniosité attentive pour l'entretenir.
Le plus grand tort des affections solides, c'est de devenir ternes et inexpressives; c'est trop peu vraiment d'attendre les événements graves, les circonstances tragiques pour révéler à nouveau l'existence d'un sentiment profond, il est indispensable de se rappeler souvent à la mémoire, au cœur de celui qu'on aime par une manifestation aimable, une attention, une prévenance qui affirment la continuité de sa tendresse.
D'ailleurs cette activité volontaire doit viser deux buts: le premier (premier parce que son effet est plus apparent, mais second peut-être par son importance), c'est de donner à une âme la sensation constante d'être chérie, de susciter sans cesse en elle l'écho de la tendresse et de maintenir son activité morale à l'unisson.
L'autre but est plus intime, c'est celui de garder en nous-mêmes la flamme qui s'éteint volontiers; une auto-influence est indispensable pour maintenir dans les austères régions de la fidélité votre cœur versatile et si facilement lassé.
Convenons-en donc bien simplement, nous sommes tous des humains pleins d'inconstance; dès que nous avons une affection sûre et profonde, nous la considérons comme une ferme retirée de province qu'on ne voudrait perdre pour rien au monde, mais qu'on ne tient pas à habiter continuellement; dès que l'impression de joie, de vie, de félicité produite par le début d'une amitié s'émousse, nous nous disons: "J'aime moins, ou l'objet que j'aime n'a vraiment pas toutes les qualités que je lui attribuais d'abord ou nous n'avons pas les mêmes idées, etc.
" Excuses, prétextes, que tout cela, prétextes de paresseux et d'ignorants, excuses d'égoïste; mais la plus noble, la plus sainte amitié réclame des soins assidus, comme notre rosier qui ne fleurira que sous la main du jardinier attentif; considérons-nous comme bienheureux d'avoir une plante à soigner!
Mme Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 janvier 1907.
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