Jour de l'an.
Ce jour-là, le Parisien affecte une physionomie particulière. Quel qu'il soit, il porte un pantalon crotté et un paquet sous le bras. Il a l'air fatigué, ennuyé, excédé, tout en conservant sur ses lèvres un sourire niais.
A peine sorti de chez lui, il cherche un fiacre et n'en trouve pas.
Forcé à aller à pied, il presse le pas et se crotte, se crotte plus que jamais. Le jour de l'an est généralement sale à Paris. Un Parisien, en tournée d'étrennes, est obligé de se faire cirer et nettoyer une douzaine de fois dans la journée. S'il économise sur son fiacre, il se ruine en décrotteurs.
Le Parisien du jour de l'an fait de quinze à vingt visites dans sa journée, avec son éternel paquet sous le bras. Naturellement ce paquet n'est jamais le même et se transforme à tout moment. Successivement, c'est un sac de bonbons, un polichinelle, une partition musicale, un album de dessins, un pot de fleurs, une boîte à ouvrage, un bronze plus ou moins florentin, un panier en tapisserie. Quand le Parisien a déposé son paquet, il rentre vivement dans une boutique pour s'en procurer un autre.
Le Parisien marche d'un pas rapide. Il n'a pas le temps de flâner. Malgré le froid, il transpire à faire pitié. Son sourire fait mal à voir. on sent qu'il n'est pas naturel. Ses lèvres, même dans la rue, ont des mouvements mécaniques, à la fois uniformes et monotones. On devine ce qui en est sorti, ce qui en sort et ce qui va encore sortir: une mastication de clichés désespérants, tels que: Je vous la souhaite. - Comment va monsieur votre mari? - Ah! quels charmants enfants! - De grâce, ne me remerciez pas, c'est la moindre des choses que nous vous devions. - Heureux de vous voir en bonne santé. - Bonne et heureuse accompagnée de plusieurs autres. - Quel temps affreux! - Madame votre belle-mère va bien? - Et madame votre tante? - Et votre excellent oncle? - Et votre frère? - Et votre sœur? - C'est un jour bien occupé que le jour de l'an, mais il n'arrive qu'une fois en douze mois. (Cette réflexion est rare, parce qu'elle est moins banale.)
Le Parisien mange des bonbons partout où il va et s'en dégoûte pour le restant de l'année. Quand, le soir, il rentre de sa tournée, il se met en pantoufles et s'abandonne aux joies de la famille, dans un rare état d'affaissement et de désespérance. Autour de lui ses enfants soufflent dans des trompettes, battent du tambour ou lancent des ballons en caoutchouc à travers les faïences et les cristaux.
Madame arrange ses fleurs sur tous les meubles et étale ses boîtes sur toutes les tables. Les domestiques, gorgés de louis, font du bruit dans la cuisine. Le Parisien, aplati, vidé, vanné, ruiné, souffre en silence. Il n'attend rien, et il a tout donné.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations par Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.
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