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lundi 1 février 2016

Les ennemis du vin.

Les ennemis du vin.

Le vin eut des ennemis conscients qui firent campagne contre lui. Il eut aussi, et ce ne furent pas les moins nuisibles, de faux amis qui le trahirent. Il eut enfin des amis maladroits qui, par avidité ou par paresse, gâchèrent, en même temps que leurs propres intérêts, l'intérêt général du vin.
Les amis maladroits, pires que des ennemis,  furent les propriétaires de vignobles. Ils ne surent pas comprendre que leur fortune, leur vie même était liée à la fortune et à la vie du vin. Ils lassèrent la chance par leur incurie, ou par leur avidité. Certains s'endormirent dans la bienheureuse paresse où, depuis tant d'années, la prospérité des vignobles français avait bercé leurs aïeux... Travailler, prendre la peine, à quoi bon? La vigne fidèle donnait son jus précieux tous les octobres et, tandis que le vigneron nonchalant fumait sa pipe au seuil du chai, voilà qu'affluaient les courtiers, se disputant à coups de billets bleus la vendange encore effervescente.
D'autres, cependant, plus ambitieux, plus avisés, constatant le facile débit des récoltes, accroissaient sans relâche le territoire des vignes. Ils en plantaient dans les grasses terres à blé ou à la place des prairies défoncées; ils déracinaient des bois pour en planter encore. Bonne ou mauvaise terre à vigne, la vigne y poussait tout de même, à force d'engrais, et peu importait la qualité de la vendange, puisqu'elle se vendait toujours.




C'est ainsi que la majorité des départements français se mirent à produire du vin: il y eut des vignobles dans l'Ille-et-Vilaine!... Ces vins, que la nature contrainte produisait comme à regret, étaient forcément médiocres; écoulés tout de même par des habilités de négociants, ils dépréciaient à la longue la marque française; ils grévaient le marché d'un poids mort qui devait peu à peu l'obstruer, l'écraser. Ce qui advint dès que la limite de consommation fut atteinte.
Elle fut atteinte d'autant plus vite qu'une équipe d'ennemis avérés du vin, de gens qui, du moins, ne se souciaient guère de sa vie ou de sa mort, mais qui voulaient faire hâtivement fortune à ses dépens, accrut encore par la fraude cette production démesurée. Ils firent du vin, du vin que nulle vigne n'avait jamais porté à l'état de grappes vermeilles ou dorées. Tel propriétaire du Midi vendait à l'un de ces néfastes industriels sa récolte, trois cents barriques par exemple, à prendre dans son chai; mais le contrat de vente stipulait que l'acheteur gardait pendant six mois durant, la clé de ce chai et pouvait y travailler à sa fantaisie. Pensez quelle cuisine et quelle chimie s'élaboraient à l'abri de ce chai d'apparence honnête! Ce n'était pas trois cents barriques, mais bien quinze cents, qu'il avait dégorgé au bout du semestre, quinze cents barriques au sein desquelles les trois cents d'origine ne figuraient plus que comme prête-nom, noyées dans l'alcool de rebut, l'eau, les colorants, le tanin, les bisulfites, mixture redoutable qui, non seulement encombrait pour sa part le marché déjà lourd, mais dégoûtait peu à peu le consommateur d'un liquide devenu suspect que l'estomac supportait mal.
Ainsi le vin perdit insensiblement sa réputation de boisson hygiénique, de conservateur et de réparateur de la santé, de la gaieté humaines, qu'il avait acquise depuis une antiquité vénérable et conservée à travers les siècles... Savez-vous que dans certains estaminets de Paris, le fournisseur envoie le matin la barrique de vin pleine et la fait reprendre vide le soir, garantissant qu'il durera une quinzaine d'heures, mais pas davantage: dès le lendemain, ce prétendu vin ne serait plus qu'une sorte d'eau saumâtre, toute sa chimie précipitée au fond!...
Quand le discrédit du vin eut ainsi pris de l'ampleur, grâce à sa surproduction et à la fraude, les suprêmes ennemis entrèrent en campagne pour le perdre tout à fait: les médecins.
Il faut vraiment que la vis comica soit bien épuisée en France pour qu'une certaine catégorie de charlatans à diplôme n'ait pas encore trouvé son Molière, fût-il au petit pied. La gloire immense de Pasteur (qui pour la foule est un guérisseur) protège, je crois, tous nos thérapeutes, et aussi l'incontestable mérite des Pozzi, des Robin et autre maîtres. Autrement, les huées du public auraient déjà chassés de la science les bonshommes ridicules et pernicieux qui proscrivent alternativement la tomate ou le haricot vert, qui forcent les pauvres humains à s'alimenter de pâtes sinistres et à s'abreuver exclusivement d'eaux minérales puantes. Ce furent eux qui s'avisèrent, certain jour, de proscrire le vin. Et non pas le vin suspect, le vin d'origine mal connue, le vin à trop bas prix pour être sincère, mais tout le vin en masse, de la Bourgogne comme du Bordelais, de la Touraine comme du Midi.
Et les pauvres niais qui s'abstiennent religieusement de la tomate ou du haricot vert, qui s'entonnent avec componction des bouillies et des pâtes, ne s'avisèrent pas de réfléchir que, depuis les temps les plus reculés, l'humanité buvait du vin comme elle mange du pain et respire de l'air; ils ne regardèrent pas une carte de France pour constater que les départements les plus riches en vignobles sont presque exempts de tuberculose. Ils se soumirent, ne burent plus de vin, se détraquèrent l'estomac avec des eaux minérales aussi artificielles que le plus artificiel des vins, et devinrent neurasthéniques par centaines. Ceci n'est pas une plaisanterie: constatez le fait autour de vous. Parmi ceux de vos amis qui ont continué l'usage du vin, vous ne trouverez guère de neurasthéniques; ces bons buveurs ne sont pas des "gens à médecin". Peut-être est-ce pour cela que les médecins besogneux ont déclaré la guerre au jus de la vigne.

                                                                                                             Marcel Prévost
                                                                                                                                          de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 28 septembre 1913.

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