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dimanche 28 février 2016

Le turfiste de Saint-Ouen.

Le turfiste de Saint-Ouen.

Saint-Ouen, champ de courses récemment inventé. Au nord de Paris. Chemin pittoresque mais peu distingué. la rue de Clichy, l'avenue idem, l'avenue de Saint-Ouen et la route de Saint-Denis. Pas d'ombre, beaucoup de poussière. Peu de voitures, sauf des camions et des tapissières démodées.
Public spécial. Rien de Longchamp, ni de Chantilly, ni de Vincennes, ni d'Auteuil, ni même de Saint-Germain.
Le turfiste de Saint-Ouen est jeune et semble appartenir aux classes démocratiques, va en fiacre et se carre sur les coussins, de façon à faire croire qu'il n'y est pas habitué. Un peu moins bien habillé que le cocher, quoique avec prétention. Quand il fait beau, chapeau de paille avec la compresse en moire blanche. Jaquette à un bouton, grise ou jaune, sortant d'un magasin de confection. La figure est pâle, fatiguée. On sent que le turfiste de Saint-Ouen est convaincu. Il attend le paiement de son fiacre d'un pari heureux.




Souvent le turfiste est flanqué d'une compagne. Celle-ci est laide. Habillée avec prétention, très étendue dans le fiacre. Madame va aux courses. Quelques-unes en cheveux. Ce sont celles qui ont manqué l'omnibus.
Quand il pleut le turfiste porte un feutre ultra mou. Il a un caoutchouc velouté. Plus d'un a des bottes sur un pantalon de cheval, pour faire croire à l'existence d'un pur sang ou même d'un demi-sang. Il y a des élégants qui portent un monocle sur l’œil gauche. C'est le dernier mot du v'lan de Saint-Ouen.




Le turfiste passe à deux heures rue de Clichy, au galop. Les omnibus se rangent et les bonnes du quartier s'arrêtent sur les trottoirs pour voir passer les heureux du jour. A deux heures et demie, on arrive à Saint Ouen. Jeu, fièvre, gains et désespoirs. Il se fait là des différences de trente-six francs en moins d'une journée. Le retour des courses est foudroyant. On le sait, et vers quatre heures, les Batignolles sont en émoi. Le père Lathuille vomit une foule curieuse de voir revenir les Saint-Ouen's sportsmen and gentlemen riders. Les bancs de l'avenue de Clichy sont bondés de tout le high life du boulevard extérieur.
Soudain une bombe éclate. C'est la file de voiture qui descend des Batignolles avec une vertigineuse rapidité. Tous les huit-ressorts de la Compagnie des Petites-Voitures, les coupés de Camille et les victorias de l'Urbaine ébranlent le pavé et croisent les tramways, étonnés de ce luxe et de ce fracas. Il y a , parmi ceux qui reviennent, des figures radieuses; il y a des visages sombres sur lesquels on lit la culotte, la grande culotte.




Dans la rue de Clichy, les bons bourgeois sont aux fenêtres, flattés que les courses traversent enfin leur paisible quartier. Il n'y a donc pas que les Champs-Elysées.
Quand il n'y a pas de course à Saint-Ouen, le turfiste se ménage. Il parie en chambre et se contente d'aller pédestrement guetter les dépêches à la porte des salles spéciales que certains journaux ont ouvertes pour renseigner le public.
Le turfiste de Saint-Ouen n'a pas d'autre métier. Il était autrefois garçon de café, petit commis, buveur de bocks, candidat à une sous-préfecture. Il végétait. Maintenant il vit la grande vie, relativement. Longchamp lui est fermé. Auteuil trop chic. Vincennes raffiné. Saint-Germain devient élégant. Saint-Ouen est demeuré champêtre, et le turfiste, qui le hante, bénit ceux qui lui ont fait ce loisir lucratif.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, job et Frick, à la librairie illustrée, 1887.

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