Maigreur.
Voltaire, comme on sait, était à la fin de sa vie d'une maigreur extrême. Il aimait beaucoup un jeune aiglon qui était enchaîné dans la cour de son château de Ferney. Un jour, l'aiglon se battit contre deux coqs et fut grièvement blessé...
Voltaire avait une servante nommée Madeleine, chargée de se trouver tous les jours à son réveil. La première question que son maître lui faisait, depuis le fâcheux événement, c'était:
"Comment va mon aiglon?
- Bien doucement, monsieur, bien doucement!"
Un jour Madeleine dit, d'un air riant:
"Ah! monsieur, l'aiglon n'est plus malade.
- Il est guéri! ah! ma bonne! quel bonheur!
- Non, monsieur, il est mort!
- Mort! mon aiglon est mort, et vous m'annoncez cette nouvelle en riant!
- Ma foi, monsieur, il était si maigre! il vaut mieux qu'il soit mort.
- Comment maigre! et parce que je suis maigre, faut-il aussi que je meure! Parce que vous êtes grasse, croyez-vous qu'il n'y ait que les gens gras qui ont droit à la vie. Sortez, sortez d'ici.
Madame Denis accourt aux cris de son oncle, et lui demande le sujet de son emportement. Il le lui raconte en murmurant toujours:
"Maigre! maigre!Il faut donc me tuer, moi?"
Il exige que madeleine soit renvoyée. La complaisante nièce feint d'obéir, et ordonne à Madeleine de se tenir cachée dans quelque coin du château.
Ce ne fut qu'au bout de deux mois que Voltaire demanda de ses nouvelles:
"Elle est bien malheureuse, lui fit madame Denis. Elle n'a pu trouver à se placer à Genève, dès qu'on a su qu'elle avait été renvoyé du château de Ferney.
- C'est sa faute: pourquoi rire de la mort de mon aiglon, parce qu'il était maigre? Cependant, il ne faut pas qu'elle meure de faim: faites-là revenir; mais qu'elle ne se présente jamais devant moi;
- Non, mon oncle."
Voilà donc Madeleine sortant de sa cachette, mais évitant soigneusement la rencontre de son maître. Un jour cependant, Voltaire, sortant de table, se trouve face à face avec elle. Madeleine, interdite, rougit, baisse les yeux, veut balbutier quelques excuses:
"Ne parlons plus de cela, Madeleine, mais au moins souvenez-vous qu'il ne faut pas tuer tout ce qui est maigre."
(Courr. des Spect., an XIII)
Dictionnaire encyclopédique des anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.
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