Translate

jeudi 3 septembre 2015

Un état!

Un état!

Un état! un état! Qu'est-ce qui a réellement un état en ce moment-ci en France? Vous mettriez un bec de gaz dans la lanterne de Diogène que vous n'arriveriez point à trouver un merle blanc. Un état! Regardez autour de vous, même parmi les hommes les plus considérables, et voyez résolument ce qui s'y est passé ou ce qui s'y passe: vous découvrirez qu'on a pour le moins cinq à six états, et c'est pour cela, très certainement qu'on est propre à rien...
Dans la société française actuelle, il y a une profession d'une nature complexe, sorte de selle à tous chevaux, qu'on donne volontiers à ses enfants quand on ne sait trop de quel côté les diriger pour les conduire à la Terre promise: c'est la profession d'avocat. Avocat! ce n'est rien, mais cela mène à tout. Qui est-ce qui n'est pas avocat? qui ne l'a pas été? ou qui ne le sera pas un jour? Avocat! avocat! avocat! c'est le titre le plus commun du monde.
Sur 1.500 avocats, il y en a, dans Paris, dix au plus qui ont une grande renommée, quinze qui ont une clientèle puissante, vingt qui font de belles affaires, trente qui vivent assez honorablement, cinquante qui retirent leur épingle du jeu social, soixante ou soixante-quinze qui "haricotent". Le reste ressemble à l'éternel pêcheur du bas du pont des Arts, qui attend un goujon au bout de sa ligne.
On sait tout cela dans les familles. On connait, par tradition, le malheureux Patru, sans cause, qui vit à treize sous par jour dans les regrats; on a entendu parler des Démosthènes inconnus et sans linge, qui se font des cols de chemise avec du papier blanc; on n'ignore aucun des autres détails mystérieux du pauvre barreau sans gloire et sans argent. Ces poèmes de douleur, le journal les dit, le roman intime les raconte, le théâtre les montre, mais n'importe, chaque année, dans nos quatre-vingt-six départements, les papas et les mamans aveugles disent, en parlant à leur fils, à peu près comme la sorcière Iphictone en s'adressant à Macbeth: "Tu seras avocat!..."
Ainsi Paris sera probablement en 1985 ce qu'il est en 1885.
Tout cela parce que un certain soir, le lendemain de la naissance du nouveau-né, en buvant une tasse de thé ou en mangeant la rôtie au vin, le papa et la maman, préjugeant l'avenir de leur fils, se sont dit:
- Nous en ferons un avocat.
- Nous en ferons un marin.
- Nous en ferons un chimiste.
- Nous en ferons un médecin.
- Nous en ferons un ...
Faites-en un gardeur de vaches si sa vocation l'y pousse, et les vaches seront enfin bien gardées.

                                                                                                                Le Figaro.

L'Illustré pour tous, choix de bonnes lectures, 31 mai 1885.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire