Les cafés de Paris.
Dans la hiérarchie des buvettes élégantes de la capitale, donnons un bon point au café Minerve, dirigé en dernier lieu par un comique du Palais-Royal, pays natal du punch-Grassot. N'oublions le café du Quai d'Orsay, où déjeune l'état-major de l'Empereur; le café Talma, au coin du passage Choiseul, établi dans une maison occupée jadis par le grand tragédien. C'est au café Talma que le culte de Mme Ristori est solidement installé; la dramatique italienne y figure non-seulement en photographie à côté de l'acteur célèbre qui a baptisé le logis... mais elle a souvent honoré le comptoir, dans lequel elle trouve une admiratrice et une amie, de son attractive présence.
Disons un dernier mot, en terminant, sur le café Véron, réputé pour son poisson, que la mer semble lui envoyer avec une vague, tant il a conservé la fraîcheur de l'Océan. N'oublions pas le café de Suède placé à la gauche du théâtre des Variétés, et qui a résolu un problème de la philosophie ancienne, à savoir que les œufs à la coque doivent se casser par le petit bout; le café du Helder, établi sur le terrain néfaste de défunts les Buffets de Paris, qui verse six cents verres d'absinthe de cinq à six heures, et sert sept cents repas de six heures à minuit; le café Grétry, le plus petit de tous, et qui donneraient bien quelques centaines de mille francs pour pouvoir s'agrandir; l'estaminet de Paris, près du faubourg Montmartre, cave immense, que l'on a chercher à exhausser; le café de Mulhouse, établi au fond d'un jardin, le long du passage Jouffroy, cher aux consommateurs qui ne veulent pas se montrer; le café du Grand Balcon, que les rédacteurs allemands du Temps, M. Neffizer en tête honorent de leurs suffrages, ce qui prouve que la bière bavaroise y est blonde et chaleureuse comme une Allemande; le café Turc, qui fut jadis un Mabille, plein de bruit et d'harmonie, où le célèbre Julien introduisit le canon dans les instruments d'orchestre, et qui sert aujourd'hui de reposoir aux paisibles habitants du Marais; le café Desmares, fondé par un frère de l'actrice de ce nom, et qui eut pour client Benjamin Constant, Manuel et Royer-Collard; le café de la Régence, où l'on joue aux échecs avec le monde entier, soit face à face, soit par dépêche télégraphique; le café Voltaire, où s'assemblait la cabale qui renversa Gaëtana, et où M. Edmond About fut brûlé en effigie, dans un punch au kirsch; et enfin le café d'Aguesseau, situé en face du Palais de Justice, et honoré de la clientèle de MM. les avocats et des prévenus acquittés. Chaque table ressemble à la barre; un orateur judiciaire y mange et y cause tour à tour; s'il se trouvait un jury consciencieux dans la salle, il serait forcé de se récuser...
Nous ne nous étendrons pas sur les cafés excentriques par leur grandeur et leur destination. Nous citerons toutefois le café Parisien et le café du dix-neuvième siècle qui sont les colosses du genre; le café des Aveugles, qui eut du succès sous l'Empire, parce qu'il s'y passait des scènes que l'orchestre ne devait point voir, et dans la troupe duquel la tolérance contemporaine a laisser se glisser quelques borgnes; enfin les Cafés chantants qui sont un des plaisirs de la population.
Chaque café chantant a son étoile: aux Ambassadeurs, brille Mme Anna Picolo, qui a reçu plus de bouquets que la Sontag ou la Malibran. A l'Alcazar se déploie le talent viril et la méthode excellente de Darcier, le compositeur populaire. A l'Eldorado, on acclame Canard ou plutôt Mlle Risette, une dugazon qui a le diable au corps. Quant au café de boulevard du Temple qui vient de brûler et qu'on reconstruit, d'où sont sortis Michaux et Mlle Sax de l'Opéra, sa principale attraction est un géant, doux et mélancolique colosse de sept pieds de haut, trop grand pour toucher les femmes, trop petit pour décrocher les étoiles, qui vit neutre entre le ciel et la terre, et auquel il est défendu, sous peine d'amende de 500 fr., par une clause spéciale de son traité, de se promener ailleurs que dans la banlieue...
Pour clore cet article trop long, citons un dernier café, qui est la providence des débiteurs malheureux, et dont les gardes du commerce ne peuvent franchir le seuil. C'est le café des Tuileries, protégé par l'inviolabilité souveraine, devenu au dix-neuvième siècle le dernier lieu d'asile. N'est-ce pas un rapprochement touchant que celui du malheureux abritant sa liberté à l'ombre du trône, et qui vient chercher une protection temporaire dans la demeure somptueuse du souverain.
Léo Lespès.
Le Monde illustré, 12 décembre 1863.
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