Le père Adam.
Quoique je n'ai pas revu le père Adam depuis mon enfance, alors qu'écolier en vacances, je prenais plaisir à aller avec lui garder ses moutons aux alentours du village de Dachstein, j'ai conservé de lui un souvenir dont plus d'un quart de siècle n'a pas diminué la netteté. L'originale figure du vieux berger m'apparaît aussi distinctement qu'autrefois; je le vois toujours debout sur un tertre gazonné, appuyé sur son long bâton noueux, ses yeux doux et attentifs attachés à son troupeau épars autour de lui, avec son grand chien noir, velu comme un ours, assis ou couché à ses pieds.
Le père Adam était si grand, qu'à moins d'être placé à une certaine distance, je ne pouvais d'un coup d’œil l'embrasser tout entier; je ne le voyais que par parties: d'abord, en commençant par en bas, ses jambes maigres, sur lesquelles flottait un pantalon de toile grise et que terminaient de vagues souliers informes, couleur de terre; puis sa vaste houppelande de grosse laine, autrefois verdâtre, jaunie par le soleil et par les pluies, deux fois trop large, et que le vent entortillait sur son long corps comme un drapeau autour de sa hampe; enfin, tout en haut, sa longue figure osseuse, hâlée, creusée aux joues, sillonnées de plis profonds, qu'abritait un grand chapeau de feutre noir tout bosselé. Il n'était pas imposant à mes yeux seulement par sa haute taille, il l'était par son air sérieux et réfléchi, par l'assurance tranquille de son regard: habitué à régner sur son troupeau, il possédait une sorte d'autorité qui s'exerçait aussi sur les hommes.
Le père Adam était généralement considéré comme le meilleur berger du pays, et c'était aussi son opinion. Il avait de l'amour-propre, comme presque tous ceux qui s'appliquent à faire de leur mieux ce qu'ils font. Il me parlait souvent de son métier et faisait valoir les nombreuses qualités nécessaires à un berger. Selon lui, un berger devait être avant tout doux et patient; un homme emporté et brutal effaroucherait les moutons, qui sont naturellement craintifs, et il n'obtiendrait rien d'eux: son approche les mettrait en fuite; sa voix, au lieu de les rassembler, les disperserait. Lui-même, en effet, ne se fâchait jamais contre ses bêtes; il ne les effrayait pas par des cris, il ne leur lançait pas de mottes de terre; il laissait à son chien, qu'il avertissait d'un mot, d'un signe, le soin de les ramener; il marchait lentement en tête, et toute la bande le suivait; quand il s'arrêtait, elle se groupait autour de lui.
Il disait qu'une vigilance continuelle n'était pas moins indispensable que la patience, et il prêchait d'exemple. Jamais il ne perdait de vue un seul instant ses moutons; excepté aux heures où il les faisait reposer à l'ombre d'un bouquet d'arbres, il ne s'asseyait pas; il restait toujours debout, les dominant, les embrassant tous du regard; rien ne lui échappait; il observait ceux qui broutaient avec nonchalance, d'un appétit paresseux; ceux qui, fatigués, étaient toujours en arrière et se couchaient souvent. Il prétendait qu'il connaissait individuellement chacune de ses bêtes, et je crois qu'il ne se vantait pas. il m'apprit qu'un berger qui se respecte ne doit pas consentir à garder moins de cent cinquante moutons, ni plus de quatre cents, s'il est honnête et veut faire son métier en conscience.
J'avais remarqué avec quelle prudence le père Adam conduisait son troupeau. Par les temps secs, il ne prenait jamais les grands chemins, dont la poussière, disait-il, salit et dessèche les toisons; il évitait la lisière des bois et les haies, dont les épines arrachent au passage des flocons de laine; il faisait un détour pour ne pas traverser les endroits marécageux, où les pieds des moutons enfoncent et d'où s'exhalent des vapeurs insalubres. Les herbes longues et humides des vallons ombragés, qui, à moi, me paraissaient les plus belles, ne lui convenaient pas; il les déclarait malsaines; le gazon court, touffu et aromatique des hauts plateaux, des pentes bien exposées, avait ses préférences, il n'en voulait pas d'autre. Les pâturages les meilleurs et les plus rapprochés de la ferme, il les réservait pour les agneaux, qui ont besoin d'une herbe tendre et qu'on doit craindre de fatiguer. Plus tard il leur livrait des pâtures moins délicates et plus lointaines. Quel que fut le terrain, il ne permettait jamais aux animaux de l'abandonner avant de l'avoir épuisé; il les obligeait à repasser sur les parties irrégulièrement broutées, et à les tondre de près avant d'entamer un canton nouveau. Il leur donnait ainsi, disait-il, de bonnes habitudes, et leur apprenait l'ordre et l'économie, qu'on doit enseigner aux bêtes comme aux gens.
Quand un autre berger se vantait devant lui de la grande taille de ses moutons, le père Adam haussait imperceptiblement les épaules et le regardait d'un air de mépris; cet ignorant ne savait pas que le mérite d'un mouton n'est pas dans sa hauteur, mais consiste dans la largeur du poitrail, dans l'ampleur du dos, des reins et des flancs; c'est alors qu'on obtient beaucoup de chair et beaucoup de laine. Ses moutons, à lui, avaient l'air de véritables cubes, posés bien d'aplomb sur quatre supports courts et solides. Ce qu'il ne pouvait tolérer chez ces animaux, ce qu'il poursuivait de ses critiques les plus amères, c'était une longue queue; il accusait cet appendice d'être inutile, de ne fournir qu'une laine de rebut, de se nourrir aux dépens des parties utiles, de n'être bon qu'à traîner dans la poussière, à ramasser la boue et le fumier; et quant à lui, il ne manquait pas d'en supprimer au moins les deux tiers; il n'en eût rien laissé, s'il n'avait dû avoir égard aux préjugés de certains bouchers.
Mais le père Adam était surtout pénétré de son importance quand il avait à apprécier la laine d'un mouton. Il plongeait les mains dans l'épaisse toison, l'écartait, saisissant entre deux doigts une touffe de poils, et s'il la trouvait compacte, bien tassée, opposant dans toute sa hauteur une résistance bien égale, il la qualifiait de carrée, ce qui était le plus grand éloge qu'il pût en faire; il arrachait alors une pincée de brins (s'il fallait tirer fort, il souriait d'un air approbateur), puis il étalait ces brins sur le dos de sa main gauche ou sur sa manche, et il en examinait la longueur, il en éprouvait la force ou le nerf, la souplesse, le moelleux; il en louait la forme onduleuse, garantie d'élasticité. Mais si la touffe qu'il palpait était creuse, d'épaisseur inégale, il déclarait la toison mécheuse, et renvoyait le mouton avec une tape dont le pauvre animal eût été bien humilié s'il eût compris quel dédain elle signifiait.
Le père Adam vit encore; j'ai eu plusieurs fois des nouvelles de lui; il a soixante-douze ans et il n'a pas perdu un pouce de sa taille; il est toujours berger dans la même ferme. La conquête de son pays par la Prusse a été vivement ressentie par le brave homme, qui, dans sa jeunesse, a servi la France. Autrefois, il causait volontiers avec les gendarmes qui, en faisant leur tournée, le saluaient et le questionnaient sur les pronostics du temps, sur les récoltes, sur le gibier; maintenant, il tourne le dos et s'éloigne dès qu'il voit arriver des casques étrangers. Il vit exclusivement avec son troupeau, dont, en dépit des guerres et des changements politiques, il restera tant qu'il vivra l'empereur et roi.
Le Magasin pittoresque, février 1877.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire