Amour.
De toutes les villes de Thrace, celle d'Abdère était la ville la plus adonnée à la débauche: elle était plongée dans un débordement de mœurs effroyable. C'était en vain que Démocrite, qui y faisait son séjour, employait tous les efforts de l'ironie et de la risée pour l'en tirer; il n'y pouvait réussir.
Le poison, les conspirations, le meurtre, le viol, les libelles diffamatoires, les pasquinades, les séditions y régnaient: on n'osait sortir le jour; c'était encore pis la nuit. Ces horreurs étaient portées au dernier point, lorsqu'on représenta, à Abdère, l'Andromède d'Euripide; tous les spectateurs en furent charmés, mais, de tous les passages qui les enchantèrent, rien ne frappa plus leur imagination que les tendres accents de la nature qu'Euripide avait mis dans le discours pathétique de Persée:
O amour, roi des Dieux et des hommes! etc.
Tout le monde, le lendemain, parlait en vers iambiques; ce discours de Persée faisait le sujet de toutes les conversations. On ne faisait que répéter dans chaque maison, dans chaque rue:
O amour, roi des Dieux et des hommes!
La ville entière, comme si ses habitants avaient eu qu'un même cœur, se livra à l'amour. Les apothicaires d'Abdère cessèrent de vendre de l'ellébore; les faiseurs d'armes ne vendirent plus d'instruments de mort; l'amitié, la vertu régnèrent partout; les ennemis les plus irréconciliables s'entre-donnèrent publiquement le baiser de la paix...
Le siècle d'or revint, et répandit ses bienfaits sur Abdère. Les Abdéritains jouaient des airs tendres sur le chalumeau; le beau sexe quittaient les robes de pourpre, et s'asseyait modestement sur le gazon pour écouter ces doux concerts. Il n'y avait, dit Lucien, que la puissance d'un dieu dont l'empire s'étend du ciel à la terre, et jusque dans le fond des eaux, qui pût opérer ce prodige.
Sterne, Voyage sentimental, d'après Lucien.
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Jeanne de Foix aimait le comte de Clermont de Lodève; cependant, elle épousa le comte de Cramail. Mais elle en eut un tel chagrin qu'en douze ans de mariage, elle ne lui a jamais dit que oui et non. De chagrin, elle se mit au lit, et on ne lui changeait de draps que quand ils étaient usés. Elle est morte de mélancolie.
Tallemant des Réaux.
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Un magistrat, parent de madame de la Sablière, disait d'un ton grave:
"Quoi! Madame! toujours de l'amour et des amants! les bêtes n'ont du moins qu'une saison.
-C'est vrai, dit-elle, Monsieur, mais ce ne sont que des bêtes.
Portefeuille Français.
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Un aventurier, nommé Bernard, était entré au service du Grand Mogol Jéhan-Gir. Bernard était un fort petit homme, grandement plaisant, qui se donnait pour médecin et guérissait les dames du sérail en les faisant rire.
Un jour qu'il avait mis tout le monde en gaieté, le Grand Mogol le demanda en audience publique pour la récompense de ses services. Après beaucoup de compliments donnés au prince et passablement de détours, Bernard avoua qu'il aimait une des danseuses de la cour et qu'il voudrait bien l'avoir en don. (Cette fille était esclave.)
"Soit, tu l'auras, dit l'empereur, qu'on la fasse venir."
Elle arriva bientôt après. En la voyant, belle et forte, vigoureuse près du chétif amoureux, le Mogol dit à Bernard:
"Elle est à toi, emporte-là.
- L'emporter?
- Oui."
Il fallut que le petit homme essayât d'obéir. Le contentement lui donna tant de force, qu'il parvint à charger le fardeau sur ses épaules, l'emporta et disparut (1).
Anecdotes orientales, d'après le voyageur Bernier
(1) Marie de France a également traité un sujet analogue dans le Lai des deux amants, où il s'agit d'un jeune comte qui, pour obtenir la fille d'un roi, entreprend de la porter jusqu'au haut d'une montagne, et meurt sur le point d'atteindre au terme.
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La Harpe avait gagné douze ou quinze mille livres de revenu; on l'en félicitait:
" Oui, dit-il, je serais fort à mon aise si j'avais le bonheur de perdre ma femme."
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Milord Digby, Anglais de qualité, aimait fort les secrets, il chercha la pierre philosophale. La peinture était une de ses passions. Or cet homme avait une femme qui était un des plus belles personnes d'Angleterre; il l'aimait tendrement, mais il voulait bien qu'on le sût, et, comme il affectait de passer pour le meilleur mari du monde, et que son esprit se portait assez de soi-même aux choses extraordinaires, il fit peindre sa femme nue, puis en habit de matin, habillée, coiffée de nuit, les cheveux épars, se coiffant, bref, de toutes les manières dont il put s'aviser; et, comme elle mourut jeune, il la fit peindre dès le commencement de son mal, puis quand elle fut affaiblie, et ensuite quasi tous les jours jusqu'à sa mort. Ces derniers portraits étaient bien faits, mais ils faisaient peur; ils étaient tous de la main d'un excellent enlumineur.
Tallemant, Historiettes.
Dictionnaire encyclopédique d'Anecdote modernes, anciennes, française et étrangères, Edmond Guérard, Firmin-Didot, 1876.
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