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vendredi 16 août 2013

Le carnet de Madame Elise.

A quel âge faut-il marier notre fille.

Si nous écoutions les juvéniles souhaits de notre fillette, il faudrait la marier de fort bonne heure; à peine sa natte est-elle transformée en chignon qu'elle veut devenir "Madame". Posséder un coquet intérieur, où règne sa fantaisie, sortir à sa guise sans chaperon, avoir un époux aimable qui la conduit au théâtre, lui offrir des fleurs en l'appelant "ma chérie", voilà l'idéal mignard qu'elle a édifié.
Tant que notre fille conserve ses illusions enfantines, gardons-là soigneusement auprès de nous; elle a encore tout à apprendre de l'expérience, elle n'est pas armée pour la conquête de son bonheur. La voyez-vous lancée dans la vie avec ses chimériques espérances ? Au premier bouquet oublié par son mari, quelle crise de désespoir ! et si ce même tyran passait une soirée à son cercle, la pauvrette se croirait à jamais délaissée.
Avant d'entre en scène, obligeons-la à considérer le monde; elle n'y verra guère de chevaliers dont l'épaule consente à soutenir sans trêve une tête languissante; elle verra, au contraire, la lutte des activités qui se heurtent et des égoïsmes qui se repoussent. Son esprit exalté imagine partout des idylles ou des drames; avec du sang-froid, elle comprendra mieux la banalité nécessaire de l'existence: quelques joies, quelques déceptions, parfois un temps d'épreuve plus cruel, puis un calme terne qui repose. Elle verra que la moyenne du bonheur ne réclame pas d'impossibles félicités, elle apprendra à se contenter d'une vie médiocre.
Surtout, il faut calmer par la réalité pesante son lyrisme imprudent; il faut lui enseigner que le bonheur ne doit dépendre ni d'un être ni d'un événement, et que sa véritable dignité, sa tranquilité aussi ne lui permettent pas de mettre son existence à la merci de ces fragilités.
En prenant ces précautions, nous assurons le bonheur de notre fille; mais nous n'avons guère songé à celui de notre futur gendre. "C'est le dernier de mes soucis" dirons-nous. Nous avons tort, il faut nous en inquiéter aussi.
Nous avons muni notre enfant de prudence, nous lui avons enseigné à se défendre contre l'écrasement masculin, elle est prête maintenant, n'exagérons pas sa force; elle est indépendante, calme, c'est le moment voulu. Marions-là, elle sera très probablement heureuse sans toutefois martyriser son époux; si nous attendions encore, elle deviendrait égoïste et autoritaire.
" Bah ! dirons-nous encore, que nous importe; si notre gendre est mal mené, je n'y verrai aucun inconvénient."
Nous avons tort, je le répète. Quand le mari est réduit au silence, l'union est mal équilibrée et ne peut donner un vrai bonheur à notre fille. Et puis, le danger est plus précis: la patience d'un mari est toujours de courte durée; quand on l'opprime, il se révolte ou il se dérobe; ce sont des scènes violentes, des querelles aiguës, s'il ose; plus faible, il fuit la maison et va porter ailleurs sa tendresse et son argent.
Marions donc notre fille quand elle a encore cette souplesse de caractère qui sait s'accommoder à tous les événements, lorsqu'elle est encore affectueuse et câline et peut se plier aux caprices d'autrui ou faire d'utiles concessions.
A quel âge a-t-elle atteint cet harmonieux équilibre entre la maturité de l'âme  et la spontanéité confiante de la jeunesse ?
Voilà une limite difficile à fixer. Certaines de nos petites Françaises ont, à dix-huit ans, une netteté de vue, une précision mercantile déconcertantes; celles-là, il faut les marier vite, avant qu'elles aient perdu leur faible bagage d'enthousiasme; d'autres comprennent mal l'enseignement de la vie et gardent à trente ans les robustes illusions de l'enfance.
La sollicitude maternelle saura saisir la période de transition la plus favorable.

                                                                                                                      Mme Elise.


Mon Dimanche revue populaire illustrée, n°1, 7 décembre 1902.

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