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lundi 19 août 2013

Les secrets de Paris.

Comment ceux qui n'ont pas de métier gagnent leur vie.



Dans toutes les grandes ville et à Paris plus que nulle part ailleurs, il y a toujours eu des gens qui, par humeur aventureuse ou par suite des hasards de la vie, n'ont pas voulu ou n'ont pas su prendre un métier régulier. Ce sont eux qui forment la catégorie des gens de "petits métiers", de métiers à côté, impossible bien souvent à définir d'un mot, tant la nature en est bizarre. Et ces gens-là ne sont pas, il s'en faut, les caractères les moins sympathiques ni les esprits les moins ingénieux parmi les humbles. Beaucoup ont l'âme forte pour supporter les durs moments d'une existence parfois précaire, beaucoup aussi ont cet esprit d'invention pratique qui leur fait trouver un moyen inédit, à l'occasion extrèmement fructueux, de se créer des ressources.
Les plus connus de ces professionnels capricieux, ce sont, assurément, les camelots de nos boulevards, dont la faconde intarissable et la mimique souvent amusante et expressive contribuent fort à lancer dans le public le jouet nouveau de quelques sous ou la brochure d'actualités satirique qui vient d'éclore.
Il y a aussi les ramasseurs de mégots dont nous avons parlé dans un précédent numéro. Bien connus aussi sont les petits Italiens qui courent Paris 18 heures sur 24 et vendent au profit d'un patron, qui les a loués à leur parents,  les figurines de plâtre qu'ils emportent dans d'énormes paniers ou étalent sur le rebord des ponts.
Mais il y a d'autres "petits métiers" que nous connaissons moins, tant à cause du mystère même dont les entourent ceux qui les exercent que les circonstances inhérentes à leur exercice.

L'ange gardien.

Saviez-vous qu'on peut gagner sa vie à être "ange gardien" ou "vendeur de clefs" ? Assurément, non. Apprenez donc que l'ange gardien a pour nobles fonctions de passer ses nuits dans les grands estaminets bien achalandés de quartiers populeux, et de reconduire à domicile, en les protégeant contre toute rencontre fâcheuse, les clients que de trop copieuses libations ont un peu émus. Mais pour mériter et conserver ce titre d'ange gardien, il faut passer une sorte d'examen et, par ses aptitudes physiques et morales, par sa sobriété surtout, obtenir la confiance, et comme le brevet de garantie d'un patron d'établissement.

Le vendeur de clefs.

Le "vendeur de clefs", lui, a un titre moins ambitieux. Si je vous demande ce qu'il fait: "Eh bien, il vend des clefs" me dirait-vous. Encore y a-t-il manière et manière de vendre des clefs. Essayez un peu de vendre des clefs en plein jour, voire en plein boulevard, et vous verrez ce que vous retirerez de ce petit métier-là. Vous avouerez bientôt que ce n'en est pas un, et qu'il n'y a pas là une "idée". Le vendeur de clefs s'y prend autrement, et c'est le soir, dans certaines brasseries de certains quartiers où l'on veille tard, qu'il se présente en disant: "Qui a perdu sa clef ? Qui veut que je lui ouvre sa porte ?". Il a calculé, justement, que sur le nombre de gens qui fréquentent le soir ces cafés, il y en a plusieurs, inévitablement, qui ont perdu la clef de leur appartement et seront trop heureux, vers minuit ou deux heures du matin, de payer grassement notre homme pour pouvoir rentrer chez eux.

L'oedipe.

Un autre s'est fait oedipe. Oui, il déchiffre les énigmes et les rébus, comme l'Oedipe antique. Mais il faut pour exercer ce métier, un concours de circonstances spéciales: d'abord, personnellement, une grande aptitude à résoudre les énigmes; ensuite une clientèle intéressée à payer pour en avoir la solution. Or, notre oedipe, qui avait le don, trouva un quartier dans Paris où nombre de petits commerçants se réunissaient au café pour y piocher les rébus et énigmes des journaux illustrés. S'entendre avec les patrons de café, et leur remettre pour 5 sous la solution de chaque concours dès son apparition fut bientôt chose faite, et, à résoudre les petits problèmes des journaux illustrés, l'oedipe dont nous parlons parvint à se faire de jolis mois de 600 francs.

Ce que rapportent les idées ingénieuses.

Les idées ingénieuses ne manquent pas, en vérité, parmi les gens de "petits métiers".
Mme Vanard aime l'Opéra et la Comédie Française et elle a sa loge à la Comédie Française et à l'Opéra; mais savez-vous comment elle se les est acquises ?
Veuve à 18 ans, d'un inventeur ingénieux, elle lui avait entendu dire qu'il y aurait une fortune à faire avec les écorces d'orange qui traînaient dans les rues ou les cafés de Paris. Eh bien ! sans ressources d'abord, elle a commencé par ramasser elle-même les pelures d'orange que, très courtoisement, les garçons lui remettaient; puis elle les a fait ramasser par d'autres; puis elle a eu un grand hall où elle faisait séparer la pelure blanche intérieure de l'orange, inutile, de la pelure jaune extérieure, seule utilisable pour nous faire du curaçao, de la limonade, de l'orangeade, etc. Et Mme Vanard a fait fortune.
Les vieux bouchons, comme les peaux d'orange, sont aussi devenus un moyen de s'enrichir. N'a-t-on pas en effet découvert sur la Butte Montmartre, derrière le Moulin de la Galette, une famille qui collectionnait partout les vieux bouchons pour les rajeunir par certains procédés chimiques, et les revendre ensuite, 3 à 5 francs le mille, suivant leur qualité ?
Ne vous fiez pas aux salaires apparents de certaines gens. Un laveur de vaisselle de grand restaurant n'a que 25 francs  de fixe par mois, mais il a en plus les "restes". Or, 25 francs plus les restes, cela peut arriver à faire jusqu'à 400 et 500 francs par mois ! Tout est vendu: la graisse va aux frabricants de lampions pour illuminations et se vend 7 francs le pot. Les restes de la table vont aux riches, pour nourrir leurs chiens, ou aux cuisines en plein vent autours des Halles.

Le chercheur de fourmis.

Sauriez-vous gagner de l'argent avec des fourmis ? Mlle Rose l'a fait. Elle payait des gens 2 francs par jour pour lui découvrir dans les bois et lui envoyer des fourmis, qu'elle même faisait se reproduire en les exposant à l'atmosphère d'une chambre chauffée par un poêle toujours porté au rouge. Chaque jour, elle vendait dix sacs de fourmis, tant aux faisanderies des environs de Paris qu'au Jardin des Plantes ou autres établissements. Et Mlle Rose se fit un revenu quotidien de 30 à 40 francs.

La réveilleuse.

La "réveilleuse" gagne moins, mais elle a aussi trouvé une idée. Dans les endroits de Paris où se fait un travail de nuit, elle passe et réveille à l'heure voulue les ouvriers qui dorment en attendant le moment de l'embauchage. La réveilleuse se fait ainsi une moyenne de trente à quarante sous par jour.

Le tueur d'insecte.

Faut-il parler aussi du tueur d'insectes ? Tant de gens s'étaient plaints des punaises, et la poudre de pyrèthre avait paru à beaucoup insuffisante, qu'il s'est dévoué à la tranquillité des petits ménages en faisant une guerre impitoyable aux maudites bêtes. Gentleman très correct, en redingote noire un peu âgée, mais propre et avenante comme lui aussi, il se présente sur demande à domicile.
"C'est moi, monsieur, qui viens vous débarasser de vos insectes." Et posément, méthodiquement, silencieusement, il injecte de la poudre de pyrèthre dans les trous du plancher, des murs, du plafond. Si on lui demande: "Est-ce qu'il en reviendra ?" il répond "Oh ! certainement, non, monsieur," et si l'on se réjouit du nombre de cadavres, il vous dit simplement et philosophiquement: "Oh ! j'en ai vu bien d'autres !" Et il s'en va doucement avec son petit soufflet, sa petite boite, et 5 francs dans la poche.

Le café à 10 centimes la tasse.

Pour finir, citons le fameux Demerville, l'inventeur du café à 10 centimes la tasse.
Il quitta l'armée comme sous-officier en 1846, vint à Parie et loua pour 200 francs par an une boutique qu'il meubla d'un percolateur et de 20 tasses avec 20 cuillers. On fit bientôt queue à sa porte pour prendre un café à 10 centimes. Quelques années plus tard, il avait non plus une boutique, mais un magasin central ou il faisait faire chaque jour 3,000 litres de café répartis ensuite dans de nombreuses succursales.
Demerville s'est retiré presque millionnaire. Il avait eu une "bonne idée".

Tous ces exemples vous font voir que les petits métiers et surtout les idées nouvelles des gens qui n'ont pas de métier ont conduit maintes fois à de grandes fortunes. En somme, la moralité qui en ressort naturellement, c'est qu'il est bien rare qu'une idée ingénieuse, appliquée avec habilité et persévérance, ne finisse pas par apporter un grand profit matériel à celuii dont le cerveau de qui elle est née.
L'essentiel est d'avoir une idée vraiment pratique et de découvrir un filon nouveau.


Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 décembre 1902.

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