Translate

jeudi 15 août 2013

Boucheries de cheval.

Boucheries de cheval.

Nous aurons beau faire: l'époque arrive rapidement à laquelle la viande de cheval entrera normalement dans l'alimentation humaine. Nous devons dire que l'hippophagie est déjà pratiquée par bon nombre de gens qui ne sont pas assez riche pour se payer de la viande de boucherie proprement dite, viande de boeuf, viande de veau, viande de mouton, que nous payons en France beaucoup plus cher que dans bien d'autres pays, par suite des droits de douane si élevés.
C'est en 1870 que s'ouvrit la première boucherie de cheval à Paris, avenue d'Italie: or aujourd'hui, déjà, Paris, à lui seul, compte environ 300 boucheries chevalines; et en France
il y en quelques 2 000. L'Assistance publique de Paris, qui fait quelquefois des économies, consomme plus de 300 000 kilogrammes de viande de cheval par an. Actuellement, en France, on utilise pour la boucherie quelque 60 000 chevaux; alors que vers 1869 et 1870 la consommation n'était guère que de 1 000 à 1500 chaque année. L'Allemagne, où la viande est encore plus chère que chez nous, absorbe chaque année au moins 300 000 chevaux; en même temps que des boucheries de chiens se sont établies en très grand nombre, pour alimenter les classes modestes.
Il reste encore un vif préjugé contre la viande de cheval. Et pourtant les gens les plus experts affirment que le consommateur non prévenu a de la peine à distinguer un filet de cheval d'un filet de boeuf: Leblanc, de l'Académie de Médecine, a établi jadis que, s'il y avait une différence entre le boeuf et le cheval du même âge, elle serait à l'avantage de ce dernier, à condition qu'il ait été bien nourri pour donner de la bonne viande. La viande de cheval est plus riche que celle du boeuf en éléments reconstituants et alimentaires.
Il est évident d'ailleurs que la généralisation de la traction mécanique fera perdre au cheval son intérêt comme animal de traction. Tout naturellement, on se mettra à l'élever pour l'alimentation, les éleveurs apprenant à connaître les races qui se prêteront le mieux à l'obtention du véritable cheval de boucherie. Le bifteck de cheval sera alors autrement meilleur qu'il ne l'est à l'heure actuelle; car, dans la plupart des cas, ce sont des animaux vieillis dans le travail ou victimes d'accidents que l'on livre à la boucherie chevaline.
Que l'on ne se figure point du reste que l'on a attendu l'avènement de l'automobilisme pour faire usage normal de la viande de cheval. Sans doute, aux époques contemporaines, c'est surtout dans des circonstances exceptionnelles qu'on l'a mise à contribution. A notre époque, c'est parce la viande de boeuf  ou de mouton est trop chère, parce que, au surplus, on empêche ou on gène l'introduction des viandes à bon marché pouvant venir de l'Argentine ou des pays qui élèvent des animaux en grand nombre. A certaines époques, c'est lors de sièges qu'on a mangé du cheval. C'est lors du siège de Paris, en 1870, par exemple, ou encore lors du siège de Paris de 1590, du siège de La Rochelle de 1628, du siège de Gênes de 1800 que la viande de cheval entrait normalement dans l'alimentation. Cette viande de cheval a rendu également des services pendant la désastreuse retraite de Russie. A une époque sans doute où l'on n'avait pas constaté encore que le cheval était étrangement supérieur au boeuf comme animal de trait et que le boeuf présentait des qualités qui recommandaient de le spécialiser pour l'alimentation, le cheval était constamment transformé en plat de résistance. Les foyers préhistoriques montrent des débris d'ossements de cheval; les Perses mangeaient du cheval. Si l'on en croit Thucydide ou Diodore de Sicile, le cheval était un aliment de choix chez les Grecs et les Romains. Chez les Germains, le cheval tenait une grande place dans l'alimentation. En Chine, il y a des races de chevaux spécialement élevées pour la boucherie, au reste comme les races de chiens.
 Au bout d'un certain nombres de siècles, ces habitudes culinaires ont été abandonnées en occident. C'est très probablement parce que, encore une fois, on avait plus de profit à transformer le cheval en animal de bât, en animal de trait, en collaborateur précieux pour les expéditions militaires, plutôt qu'en fournisseur de viande de boucherie, que l'on demandait au boeuf ou au mouton. Cela avait donné lieu à la formation de préjugés qui ont été combattus par les deux vrais initiateurs de l'hippophagie de France, qui furent Isidore Geoffroy-Saint -Hilaire, professeur au Muséum, et Decroix, vétérinaire en chef de l'armée. Ils s'élevèrent contre l'opinion que la viande de cheval devait être coriace et malsaine.
 A l'heure actuelle le préjugé n'est pas encore disparu; sa survivance s'explique par ce fait que, réellement, les boucheries chevalines ne vendent pas du cheval élevé pour la consommation, mais du cheval de trait ou de selle, vieilli, blessé, que l'on consomme accidentellement. Mais l'avenir verra très certainement des modifications profondes à cet égard.

                                                                                                    Daniel Bellet

Le Journal de la Jeunesse, hebdomadaire illustré, premier semestre 1913.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire