Les buveuses de Londres.
Un petit verre d'eau de Cologne.
Mon dimanche, revue populaire illustrée, n°1, 7 décembre 1902
Il est de notoriété courante, sauf chez les anglais qui n'en conviendront jamais, qu'en Angleterre, l'alcoolisme est très répandu parmi les femmes, et surtout parmi les "dames" de la meilleure société. Chaque année, dans ce pays, les ménages les plus unis sont divisés, les familles les plus respectables sont désolées par l'incorrigible ivrognerie des femmes et des jeunes filles.
Il faut entendre les médecins anglais parler des buveuses et des "trucs" subtils par elles employés pour arriver à leur fin et assouvir en secret leur vice honteux.
Un petit verre d'eau de Cologne.
Il paraît que "l'eau de Cologne" est très goûtée des "ladies" et des "misses" appartenant aux familles les plus aristocratiques et les plus huppées du Royaume-Uni; et pourtant, dieu sait s'il faut avoir l'estomac doublé et le palais blindé pour avaler cette drogue! Il suffit de s'en verser deux gouttes sur la langue pour en être convaincu.
L'alcool à 90°, qui entre pour la plus grande part dans la composition de cette eau parfumée, est un caustique énergique qui brûle les muqueuses de la bouche et de la langue. Les autres extraits ou essence utilisés pour cette préparation contiennent 40 à 60% d'alcool; en un mot, c'est du feu en bouteille et l'on peut se demander quelle appellation imagée les sauvages donnerait à "l'eau de Cologne", eux qui nomment eau de feu la simple" eau de vie" ou l'innocent whisky.
Une bouteille dans un doigt.
Tant qu'elles ne sont pas complétement abruties et qu'elles n'ont pas perdues toute leur féminité et tout leur charme, les "dames" anglaises se cachent pour boire, ou bien ont recours à des moyens qui défient l'imagination. Ecoutez cette anecdote édifiante racontée par un docteur d'Oxford:
" Une de mes clientes avait perdu, à la suite d'un accident, l'index de la main droite; pour cacher cette mutilation disgracieuse, elle se fit faire un doigt artificiel, tout ce qu'on pu trouver de mieux, le ''dernier cri'' du genre. Une large bague dissimulait le point d'union du doigt postiche avec le moignon, et il fallait vraiment être averti d'avance pour remarquer l'artifice.
Mais, tout de même, ce que ne devinaient pas les personnes qui étaient au courant de la supercherie, c'est ceci: le faux index était creux, et, quand elle allait dans le monde, le dame le remplissait d'eau de cologne. Sous l'ongle, à l'extrémité de la dernière phalange, il y avait une petite soupape que la succion ouvrait. Et, lorsque dans un salon, en plein monde, la dame portait son index à la bouche, d'un air innocent et pensif, elle satisfaisait tout simplement sa passion furieuse pour l'eau de Cologne"
Le raisin à l'eau de Cologne.
Un autre subterfuge également percé à jour par un médecin londonien est celui des grappes de raisins en caoutchouc!!!
On ne comprend pas au premier abord, l'attrait que peuvent avoir ces raisins artificiels. Mais il faut savoir le fin mot de la chose. Chaque grain de la grappe est formé d'une pellicule de caoutchouc colorée en bleu noir, et remplie exactement de whisky, de gin ou d'eau de Cologne.
Vous voyez une belle et noble dame, qui, dans sa voiture ou à la campagne dans un pique-nique croque les grains rebondis d'une superbe grappe de raisin noir; vous admirez l'élégance et la délicatesse de ses gestes, et vous ne vous doutez que, quand elle porte son mouchoir à ses lèvres, c'est pour y dissimuler une mince membrane caoutchoutée crevée sous la dent et vidée de son contenu alcoolique!
L'éventail à robinet.
Mais regardez cette autre lady qui porte à sa bouche l'extrémité de son éventail, un éventail de prix, superbe, tout constellé et chamarré; vous ne vous apercevez pas que chaque branche de ce bel éventail est creuse et remplie d'une liqueur qu'un débardeur ne boirait pas sans grimaces. Là aussi, une petite soupape s'ouvre sous l'action aspiratrice des lèvres, et la divine eau de Cologne vient doucement griser la pauvre monomane.
Le bouquet trompeur.
Une autre mondaine, la femme de Lord K..., a toujours au corsage un bouquet superbe. Elle se penche de temps en temps pour en aspirer le parfum, derrière son éventail déployé. Personne ne remarque, même pas ses voisins de table, qu'à ce moment, elle saisit avec ses lèvres un petit embout métallique dissimulé au milieu des roses, et qu'elle aspire goulûment.
Ce petit embout termine un tube de caoutchouc qui pénêtre sous la robe et correspond à un récipient, également en caoutchouc, rempli d'alcool, fixé et caché sous les vêtements.
Le piano bar.
A domicile, la buveuse est aussi obligée de ruser pour satisfaire son vice à l'insu du mari ou des parents; en ce cas le piano devient une excellente "cave à liqueurs". Tout récemment, un membre de la Chambre des Pairs faisait accorder son piano, auquel on n'avait pas touché depuis la mort de Madame, décédée subitement un an auparavant. Ce fut une révélation pour Lord X...; il comprit alors pourquoi sa femme était morte si jeune et avait été si bizarre durant toute sa vie. La caisse du piano était garnie de flacons divers, plus ou moins entamés, et qui n'auraient pas déparé les tablettes d'un bar américain!
Une cave dans une armoire à glace.
L'anglaise alcoolique boit aussi en voyage. Le fait est bien connu des hôteliers suisses, dont la clientèle, on le sait, est composée des filles de John Bull.
Interrogez l'hôtelier d'une pension de Vevey ou de Glion: il vous dira que telle miss au maintien rigide, que telle veuve coiffée du classique petit bonnet, qui, à la table commune, boivent avec ostentation de l'eau claire, possèdent dans l'armoire à glace de leur chambre, cachée sous le linge, toutes une batterie de flacons nationaux, pleins de gin ou de whisky.
Chaque soir, avant de s'endormir, la chaste miss et la veuve inconsolée leur donnent une vigoureuse accolade, à l'abri des regards curieux;
En Italie, en Allemagne, en Hollande, partout où voyagent les anglaises, la cave dans l'armoire est devenue classique; si bien que certains maîtres d'hôtel en sont arrivés à faire afficher dans leurs chambres le petit avis suivant: "MM. les voyageurs sont prévenus qu'il est défendu d'introduire dans les chambres des liquides venant du dehors et qu'ils peuvent se procurer à l'hôtel même."
Mon dimanche, revue populaire illustrée, n°1, 7 décembre 1902
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