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mercredi 21 août 2013

Au pays des prophètes.

Ce que serait la Société de demain.

Les prophètes qui prédisent que le collectivisme transformerait notre vieux monde, pouvaient-ils nous dire comment on vivrait dans cette Société future ? notre collaborateur, M. George Montorgueil est aller les interroger et rapporte ici leurs réponses authentiques.

Les plus grands maux de l'humanité, ce sont les mots. C'est pour des mots qu'on se querelle, qu'on se dévore, qu'on se bat. La paix serait peut être parmi les hommes s'ils ne parlaient pas. C'est dans la limitation de l'expression verbale à laquelle ils sont assujettis que les animaux doivent de pratiquer, entre eux, une sociabilité relative. Ils s'entendent parce qu'ils se taisent. Nous autres, nous causons, et voilà d'où viennent tous nos désaccords. A chaque instant, un mot nouveau surgit, mot de ralliement ou mot de combat, qui jette ceux-ci dans les plus folles espérances et ceux-là dans les transes les plus chimériques. Un groupe s'en empare qui le brode sur un drapeau ou le coud à son bonnet. Et voilà la guerre allumée !
C'est ce mot qui passe,  passera. Car le propre de ces mots magiques, c'est d'être essentiellement éphémères. mais un moment, ils font fortune. Le mot du jour, c'est collectivisme.
La famille des mots en isme a tenu une certaine place dans nos agitations. celui-ci n'est pas très neuf; il a été assez long à s'imposer, il y est parvenu. Nous lui échapperons peut être, mais il ne nous échappe pas. Il a un certain air à la fois menaçant et mystérieux. Il énonce avec fracas une doctrine, il en énonce même plusieurs. J'en sais quelque chose. Je viens de toucher, si on peut dire, le collectivisme du doigt, en chair et en os dans la personne de ses répondants.
Je reviens du pays des prophètes.
Cette idée d'y aller m'était venue le mois de mai dernier, quand nos rues étaient encore bariolées de ces affiches électorales dont l'intransigeance des couleurs n'a pas résisté à huit jours de pluie. Mais alors, elles clamaient, flambaient, rutilaient. Depuis l'une d'elle, d'un beau rouge vif, deux ouvriers étaient arrêtés, qui dissertaient sur le parti de leur candidat et de ses promesses. Il était né collectiviste. L'un des deux électeurs ne comprenait pas très bien et l'autre croyait comprendre.
- Collectiviste ! disait le moins fixé des deux, qu'est-ce que ça veut dire au juste ?
Alors l'autre, qui avait la lumière, avec la supériorité condescendante de celui qui sait:
- Une supposition: que la société soye collectiviste, on te donne un bon, pas ? Avec ton bon, t'as un habit cossu comme celui de ton patron; t'as du veau...t'as du poulet...t'as des fraises...t'as, quoi, tout ce que tu veux, puisque tout est à toi... Le collectivisme, c'est ça ...


Les apôtres du collectivisme.

Qu'on ne s'étonne pas de la matérialité des appétits. L'instinct, quand il parle, ne rapine point: le brave homme allait au plus pressé. Un jour, j'entendis dire à un malheureux chiffonnier qui pleurait sur la misère des temps..." Si seulement qu'on pourrait manger "quéquefois", du fromage, du cochon !"
Le compagnon qui supposait le rêve réalisé traduisait, et non sans candeur, mais avec une certaine fidélité, l'exposé de la doctrine; les chefs pour être plus éloquents ne promettent pas sensiblement autre chose: "Tu veux un habit, tu le prends...tu veux du poulet, t'en as"
J'ai voulu savoir, et de la bouche même des prophètes et des théoriciens, c'est tout comme, qui, dans la Société future, serait en habit et élèverait les poulets.
Je l'ai demandé à Jean Grave qui a écrit la Société Mourante , et pour cette raison, a passé, par ordre de la société qui ne veut pas mourir, quelques années en prison; je l'ai demandé au docteur Paul Brousse qui est broussiste et dont les avis sont savamment prudents; je l'ai demandé au citoyen Allemane que est allemaniste, et dont la parole est assurée à la décision de ces terribles comités; je l'ai voulu savoir du citoyen Guesde qui est guesdiste; il perche dans un petit logement des Batignolles où son orgueilleuse conviction comme le glaive d'Alexandre, tranche ce qu'elle ne dénoue pas; je l'ai demandé à Hamon, créateur de l'humanité nouvelle ( fils spirituel de Tolstoï ), qui jardine pacifiquement, dans sa petite propriété bretonne en face de l'océan où il médite entre ses poules et ses artichauts, sur la suprème convulsion qui fera place à son système où tout est prévu; je l'ai demandé au prince Kropotkine, un grand seigneur russe qui a déposé ses titres et sa fortune sur les autels de l'anarchie, quitté le palais pour la cellule, et vit en solitaire dans un cottage anglais, où, sur son enclume idéale, il forge la charpente chimérique de la société de demain; je l'ai demandé au citoyen Vaillant, surpris dans l'antre de ses études, en sa paisible maison, tout proche des "fortifs", enveloppées des fumées des trains de ceinture et des nuages de ses projets, l'oeil vif derrière ses lunettes à la Proudhon, brillantes en la broussaille d'une barbe révoltée; je l'ai demandé au citoyen Jaurès qui se rappelle que les tables de la Loi s'enlevèrent sur le Sinaï dans un nuée sillonnée d'éclairs où le tonnerre grondait, formidable, et je l'ai trouvé fulgurant et tonnant, sur un Sina¨dont Moïse, ne serait pas descendu. M. Lucien Deslinière me guida dans ces ténèbres tumultueuses, disciple du prophète, un peu son guide, et faute de tables de la loi, me montra les tablettes de ses notes que M. Jaurès avait approuvées.
J'ai vu ainsi, l'un après l'autre, ceux qui nous mènent vers cet édifice inconnu qu'est la cité de leurs rêves ardents et dont le style se rapproche plus sûrement de la tour de Babel que du temple de Salomon. Toutefois, il s'en dégageait quelques idées directrices communes qui mettaient une certaine unité dans cette confusion et permettait de soupçonner à peu près ce que pourrait être la société future si le coup de baguette du collectivisme, du possibilisme ou du communisme, était doué du pouvoir de métamorphoser, en monde tout neuf, ce vieux monde de vilipendi, qui, dirait Renan, a pourtant un mérite à nos yeux, c'est d'être le nôtre.
Sur la catastrophe, le plus anarchiste, M. Jean Grave, me rassura:
- La révolution sort de l'évolution, me dit-il aux premiers mots de notre entretien, aux bureaux de La Révolte , en plein quartier Mouffetard. Il n'y a pas de milieu entre hier et demain, entre hier et aujourd'hui. Demain est le fils de la veille.
Si demain doit continuer hier, il est inutile de faire une révolution: M. Jean Grave, d'une voix très douce, et l'aspect bonhomme, en cherchant ses mots, timide un peu, prophétise:
- Tout de la vieille société a disparu mais parmi les ruines subsisteront certaines constructions que nous voyons s'édifier déjà.
C'étaient de constructions sociales, d'institutions qu'il parlait. Vous entendez bien que la révolution, pour le reste, ne sera pas la pluie de soufre des temps bibliques qui anéantissait les cités rebelles. Tout ce que nous voyons demeurera, maisons, champs, usines.
Seulement, me fait observer M. Jean Grave, il n'y aura plus de parcs d'agréments ni de terrains de chasse: toute parcelle du sol sera cultivée.



Il n'y aura plus de petites propriétés bourgeoises avec leur système égoïste de clôture et leurs pièges à loups.Plus de morcellement obligeant l'individu à se calfeutrer dans un coin. Il n'y aura plus de coin.

C'est ce qu'a bien voulu m'expliquer également le prince Kropotkine. Il entend que, le jour de la grande expropriation, les logements petits et grands, aussi bien que les palais, seront disponibles, donc, non détruits; on n'est pas des Vandales; et ce qui est fait est fait, c'est toujours ça.
- Qui logera, ai-je demandé, en ces maisons et en  ces palais ?
- Dès les premiers actes de la révolution, m'a-t-il répondu, on s'organisera dans le quartier, dans la rue; des groupes de citoyens de bonne volonté offriront leurs services pour s'enquérir du nombre des appartements vides ou encombrés de familles nombreuses. Ces citoyens iront trouver des camarades qui habitent des taudis, et leur diront simplement:
" Venez ce soir à tel endroit. Tout le quartier y sera, on se répartira les appartements.
- Si un citoyen habite la maison qu'il a fait construire, est-ce qu'on le mettra à la porte ?
Le grand vieillard chauve sourit de pitié dans sa barbe de fleuve.
- Non, si la maison ne suffit qu'à loger sa famille, et si elle n'est pas exagérément grande pour un; mais si, dans sa maison, il loue un appartement à un autre, le peuple ira trouver cet autre et lui dira: "Vous savez, camarade, vous ne devez plus rien; restez dans votre appartement sans payer"
Par là, vous voyez que dans la société future il n'y aura plus de propriétaire et pour cette raison, il n'y aura plus de propriété. Seulement il s'agit là de maisons toutes faites, de palais construits dans des époques d'erreurs et de préjugés que nous traversons. Ces constructions avec le temps tomberont en ruines. Qui en refera d'autres ? Pour construire des maisons, le concours harmonieux d'un peuple d'ouvriers est nécessaire, ainsi que des matériaux, fer, bois, pierres, apportées de loin...
On construira des maisons soi-même, m'a répondu M. Jean Grave. Les maisons alors seront peu compliquées. Dans la société future, les goûts seront fort simples. Pour édifier ces constructions faciles, on s'entr'aidera. L'entraide : voilà le secret de demain. Tous alors oeuvrerons de leurs dix doigts, ne l'oubliez pas, ils seront propres à apporter à toute besogne, un concours opportun, actif et précis.Sur ce point, l'entente au travail, libertaires et collectivistes m'ont paru d'accord. Il n'y aura plus de riches, plus de flâneurs, plus d'oisifs, plus d'intermédiaires.
- Plus d'intermédiaires !...Alors, ai-je demandé à M. Deslilière, que M. Jaurès a présenté dans une préface célèbre, comme l'architecte de la société future, il n'y aura plus de magasins.
- Les magasins actuels, m'a-t-il dit, seront remplacés par des magasins communaux plus ou moins spécialisés.
- Ce qui fait l'attrait d'une ville comme Paris c'est le décor de ses boutiques, leur éclat, leur diversité.
- Paris changera d'aspect évidemment, sans magasin de luxe, et Marseille donc, avec sa cannebière sans cafés... Ce ne sera plus ça, mais ce sera autre chose.
M. Hamon m'a dit:
- Le commerce, tel qu'il est dans la société contemporaine, aura disparu. Les coopératives actuelles de consommation, avec leur fédération pour les achats en gros, indiquent la direction vers laquelle marche la société.
- Nous assistons à ce phénomène, m'a dit M. Paul Brousse, qu'il s'agit d'ouvrir les yeux pour voir que l'expropriation est commencée, les grands magasins ruineront les boutiques, la grande industrie ruine le patronat.
Vers quelque école qu'on se tourne, vers l'école collectiviste avec son état providence ou vers l'école communiste qui est purement l'anarchie, le commerce disparaît. Il disparaît, comme inutile, avec le soldat car il n'y a plus d'armée, et avec le prêtre car il n'y a plus d'église; il disparaît avec le fonctionnaire car tout fonctionne sans fonctionnaire; cependant le collectivisme garde des délégués et des préposés qui leur ressemblent furieusement. Ceux-là, distribueront les denrées, et dirigeront scientifiquement le travail, ce qui fait bondir les communistes.

Comment les prophètes organiseraient la société de demain.

Tous sont d'accord la dessus que chacun travaillera; accord qui ne dure guère, car les uns, comme M. Jaurès, M. Deslinière, M. Guesde, M. Vaillant, veulent reconnaître le travail accompli avec des bons. Les communistes libertaires comme M. Kropotkine et M. Grave , repoussent les bons.
- Le collectivisme, me dit le prince Kropotkine, conserve avec les bons, le salariat. Le système se réduit à ceci: tout le monde travaille, la journée est réglée par l'Etat. Chaque journée est échangée pour un bon qui porte, je suppose: huit heures de travail. Avec ce bon, l'ouvrier peut se procurer dans les magasins de l'Etat ou les coopératives toutes sortes de marchandises. Le bon est divisible. En sorte que l'on peut acheter pour une heure de travail de viande, pour dix minutes d'allumettes ou bien une demi-heure de tabac. Au lieu de dire quatre sous de savon, on dirait, après la révolution collectiviste, cinq minutes de savon.
De cela, et pourtant sentez-vous comme ce serait commode, les communistes, qui sont des collectivistes avancés, ne veulent pas: il leur rappelle le billet de banque. Horreur !
- C'est une monnaie, riposta le disciple de M. Jaurès à qui je transmettais les observations du prince anarchiste, oui, mais on l'accumulerait en vain: elle ne porte pas d'intérêt et l'héritage étant supprimé, pourquoi économiserait-on?
Le communisme ne s'embarrasse pas des bons trop bourgeois du collectivisme; je suppose qu'au lieu de ces grands vides que nous voyons, il n'y aura plus que des terres de culture.



Le blé poussera place de la Concorde, et il y aura des plants de carottes tout le long des boulevards. La cité s'étendra dans la pleine nature: la vie redevenue agricole, retournera aux champs où les hommes vivront en groupe, pour ne pas dire en troupeaux, par affinités. Les uns cultiveront et apporteront le blé et les textiles, les autre la viande et le cuir; ceux-ci feront des chaussures et ceux-là des habits. Toutes choses seront mis en tas.
J'ai objecté à M. Kropotkine.
- Et si celui-là veut tirer au tas qui n'a rien mis ?
Le cas des paresseux n'a pas été sans préoccuper nos visionnaires, mais ils partent de ce principe que, dans la société future, l'homme sera meilleur, il sera plus "conscient" ( c'est le vocable du jour ), que le "mieux être" ( autre vocable à succès ) fera des miracles; des miracles révolutionnaires, s'entend.
- Il n'y a pas tant de fainéants que vous le croyez, m'a répondu textuellement M.Kropotkine: les empereurs, les ministres, les banquiers eux-mêmes ne sont pas des fainéants. S'ils étaient des fainéants, il y a longtemps qu'ils n'existeraient plus.
- Voyez les fils de famille, objecta quelqu'un qui se trouvait là, il a suffi d'un caprice de la mode, pour en faire des chauffeurs.
- Puisque tel est leur goût, ils seront les mécaniciens sur les chemins de fer qui seront alors à la disposition du public; chacun pouvant y prendre place sans payer.
- Vous ne craignez pas l'encombrement ?
- Il n'est tel que de posséder un droit que d'en jouir avec discrétion.
Mais on a perdu de vue le fainéant; on y revient. Dans la société selon M. Jaurés, le fainéant ne mangera pas.
- On ne pourra forcer personne à travailler, me dit le rédacteur de la Société future . Mais les paresseux prendront leur pitance où ils pourront.
M. Jean Grave leur est moins hostile. Il ne repousse pas les fainéants, et il ne redoute pas les voleurs, puisqu'il n'y aura plus de gendarmes, ni de magistrats, ni de prisons pour cette raison qu'on ne vole pas ce qu'on a le droit de prendre. Il m'a conté cette savoureuse petite historiette.
- Dans certaines tribus, un individu s'est éloigné de chez lui, il a faim, il entre dans la première case venue: c'est l'heure du repas, il s'assoit à la table, au milieu de la famille, il puise au plat sans en demander la permission à personne. Une fois repu, il s'en va sans même remercier ses hôtes de rencontre, sans que ceux-ci pensent le moins du monde avoir été volé. Eux-mêmes en auraient fait autant dans une situation analogue. Question d'habitude et de réciprocité, voilà tout.
- Et cela se passe ?
- En Polynésie.
La Polynésie est certainement un idéal: nous, nous l'aurions plutôt crue derrière nous que devant. Redevenus sauvages, elle ne nous apparaissait point comme le terme de la civilisation; nous eussions penché à croire que c'en était à peine le prélude.
- Et puis, a dit M. Guesde, on travaillera si peu ! En onze minutes par jour, l'homme pourra assurer sa subsistance.
Mais on a vu là une boutade d'un prophète un peu pince sans rire.
A la fin du dix-huitième siècle, m'a expliqué M. Kropotkine, Franklin s'arrêtait à la limite de trois heures pour assurer le pain toute l'année à une famille de cinq personnes; trente à quarante demi-journées assurent le logement; cinquante les vêtements. Il reste cent cinquante demi-journée pour les autres nécessités de la vie, café, meubles, transports.
- Puis le travail sera si attrayant, dit M. Deslinière, on en aura le libre choix.
- En ce cas, qui voudra être domestique ?

Le choix des métiers. A chacun selon son goût.

A cette question, l'auteur de la Conquête du pain n'était pas à bout d'arguments.
- Les socialistes, m'a-t-il dit, répondent que chacun s'acquittera du travail à la maison.
" N'est-ce pas, chérie, disent-ils à leur femme, que tu te passeras bien de servante dans la société socialiste."
A quoi la femme répond avec un sourire aigre-doux.
" Mais oui, chéri", tout en se disant à part soi que ça ne viendra pas de sitôt. C'est que la femme veut sa part dans l'humanité. Elle ne veut plus être cuisinière, lavandière, balayeuse. Elle veut être affranchie de ces besognes: n'est-ce pas à la machine de les faire ? Vous cirez vos chaussures. Est-il rien de plus stupide que de cirer des chaussures ! aujourd'hui on a des brosses mécaniques. Il y aura des machines à laver la vaisselle. N'est-ce pas déjà la machine qui retire la poussière des tapis ? Le gros travail de la ménagère sera fait à l'extérieur.
A l'extérieur ou dedans, il sera toujours fait. Et alors qui le fera ? Qui fera les travaux incommodes, ennuyeux ou répugnants, quand chacun aura le libre choix de sa tâche obligatoire.
M. Jean Grave m'interrompt:
- Je vous vois venir: je pourrais vous répondre: il y aura le tout à l'égout, ou il n'y aura plus le tout à l'égout, eh bien ! mon Dieu, chacun y mettra du sien quand le besoin s'en fera sentir.
Il m'a paru que cette idée le réjouissait follement pour ce que mesurait la mine allongée des bourgeois d'aujourd'hui devant la nécessité d'un tel coup de main !
Mais le collectivisme de M. Jaurès tranche la difficulté autrement.
- Les travaux les plus désagréables seront les moins demandés. On les mettra aux enchères. Comme on manquera de travailleurs pour les exécuter, on décidera par des bons plus avantageux ceux qui consentiront à les faire. Un égoutier, si on manque d'égoutiers gagnera plus qu'un peintre et qu'un médecin, mais on aura des égoutiers, ce qui est essentiel.
Et comme chacun n'aura pour la satisfaction immédiate de ses appétits, que les fruits de son travail, les égoutiers, les boueux, et leurs camarades de la sanie et de la fange, seront les citoyens les plus cossus de la société future.
- Mais, ai-je dit à M. Vaillant, si on donne une peine à l'effort, l'égoïsme reste à la base de l'effort.
- Nous n'avons pas la prétention de supprimer l'égoïsme, m'a-t-il répondu, c'est le ressort de la volonté. Mais s'il reste conforme à la nature de l'homme, il cesse d'être hostile au développement de l'humanité. Vous connaissez la formule: "chacun suivant ses besoins, à chacun selon ses forces."
J'ai abordé avec ces prophètes, ces théoriciens, ces voyants, le chapitre délicat de la famille. quelle sera la situation de la femme et de l'enfant dans la société future ? J'ai compris que mes inquiétudes à leurs yeux se ressentaient des préjugés de mon éducation. Il m'a paru que le mariage serait une institution inconnue, mais qui ferait une certaine place à l'amour, pour cette raison qu'il se ferait bien tout seul. Toutefois, on lui demandera de modérer ses exigences qui ne cadreraient point avec le mépris total de la propriété et de corriger cet exclusivisme jaloux qui a mis le code à sa dévotion. Un homme ne dira plus "cette femme est à moi". La femme ne sera à personne, sans être cependant à tout le monde, elle s'appartiendra et disposera d'elle sans s'aliéner.
- La femme, m'a dit Jean Grave, se choisira son compagnon, selon son idéal éthique et esthétique. Le mariage sera remplacé par l'entente de deux êtres libres. Ils auront des enfants, s'ils en veulent, et les élèveront s'ils les aiment. Comme l'enfant est une joie, et que sa subsistance sera assurée, je pense qu'ils en auront beaucoup.
 M. Hamon a précisé:
- Le mariage, m'a-t-il dit, se fera sans autorisation parentale, sans cérémonie statale, une simple déclaration suffira pour l'établissement des statistiques d'état-civil. Les enfants seront élevés dans la famille. Si la famille les refuse, la société s'en chargera. N'est-ce pas déjà ce que nous voyons: mais avec quelle médiocrité, quel arbitraire !
Et voilà donc ce que j'ai appris dans mon voyage au "Pays des Prophètes" et ce que, fidèlement, je vous en rapporte. Aucun de ces propos n'est imaginé; ils ont tous été tenus. Je les ai recueillis mot à mot, dans l'espoir d'en exposer une vue d'ensemble, de prévoir ce que sera notre vieux monde quand sera arrivé le règne du collectivisme, ou du communisme, qui en est le perfectionnement.
J'ai cru comprendre que sur l'espace terrestre d'où les grandes cités auront disparues, et ou la verdure aura reconquis le terrain que lui dispute aujourd'hui la pierre, riches de nos outils et de notre cabane, nous aurons notre pain quotidien, si nous avons chaussé ou vétu notre voisin le boulanger. notre tâche matérielle sera courte et notre activité sans horizon. Nous ne besognerons que pour fourrer au tas, où puiseront les autres et nous-même, sous l'oeil de l'état collectiviste.
- Le collectivisme, me dit le fondateur communiste des Temps Nouveaux , ce sera l'état tyran. Si votre bonheur ne consiste qu'à changer de joug, vous aurez bien du plaisir dans le collectivisme.
Avec son système, il en serait bien autrement, mais M. Brousse me dit:
- Le communisme est un rêve, mettons, si vous le voulez, que c'est un rêve d'avenir.
Tous ces systèmes sont étudiés avec soin, encore que certains de leurs organes apparaissent un peu enfantins. Leurs auteurs se targuent pourtant d'avoir répondu à toutes les objections, même d'avoir surmonté toutes les difficultés. La petite machine en raccourci, dans leur cabinet, fonctionne assez bien. Il lui manque d'avoir subi l'épreuve de l'agrandissement et de l'usage. Elle est redoutable.
L'homme volant est un inventeur dont on parle de temps en temps. Un audacieux qui n'ignore rien des échecs antérieurs de ses devanciers, a tout fait pour en conjurer le retour. Homme perfectionné des temps futurs, lui aussi, il a des ailes, les ailes factices de son invention. Il planera par l'effet de sa machine ingénieuse et compliquée. Comme il prend en pitié l'homme d'hier qui marchait ! Il volera lui ! Il va voler ! A lui l'espace.
Au jour dit, il assemble les peuples, monte au plus haut de sa tour, ouvre ses ailes mécaniques, s'élance, décrit quelques paraboles affolées, retombe et se brise.
C'est un désastre, mais encore, avec son rêve, ne brise-t-il que lui !

                                                                                                            Georges Montorgueil.

Je sais tout, Magazine encyclopédique de la famille, 15 octobre 1906.


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