Le mot seul de "complaisance" dit toute la grâce légère de ces compromissions badines.
D'impitoyables censeurs flétrissent les complaisances. " Ce sont des mensonges, disent-ils, et leur séduction même les rend plus pernicieux." Le Misanthrope de Molière, et tout récemment Kergès, dans les Complaisances, de M. Devore, symbolisent bien tous ces incorruptibles; pour eux, les complaisances sont des trahisons. " Celui qui ne dit pas ouvertement sa pensée, sa pensée tout entière, est un malhonnête homme, " déclarent-ils.
C'est aller un peu loin; leur intransigeance exagère notre culpabilité.
La complaisance n'est pas si perverse; elle ne cache pas la vérité, elle la voile, elle l'atténue, elle dissimule les impressions pénibles, les indignations et les dépits.
Durant tout le jour, chacun de nous accumule ces complaisances souriantes qui lui méritent le titre d'homme bien élevé; dès le matin, on écrit des lettres rapides et affectueuses: " Désolé de ne pouvoir accepter votre charmante invitation."- " Je me faisais une fête de vous accompagner au patinage, un rhume m'en empêche."
En réalité, ce sont des corvées auxquelles on échappe avec joie, mais faudrait-il donc le dire sans détour ?
On sort, on rencontre un ami; sa figure affligée vous rappelle soudain que son fils est malade, on l'avait oublié; n'importe, on court à lui, les mains tendues: " Eh bien ! Comment va ce cher enfant ? Je pense bien souvent à vous et ma sympathie ne vous quitte pas. Ce pauvre petit, il est si charmant."
Vous trouvez son fils maussade, laid, sournois, et sa maladie vous laisse froid; allez-vous le dire au père désolé ?
Voici venir une dame élégante et coquette; elle vous aborde, s'informe gracieusement de votre santé; pour être agréable à votre tour, vous lui faites compliment de sa toilette, de son teint, de sa grâce; au moment même, vous pensez peut être qu'elle est ridicule, blafarde et prétentieuse, mais vous exprimez le contraire avec un sourire.
Les complaisances vour rendent précieux; à l'occasion, on vous ménagera. Si vous savez tendre la main avant les autres à un parvenu enrichi, dire du spéculateur en faillite qu'il a été malheureux en affaires; si vous traitez de prudent un poltron ou un lâche, d'avisé un retors, de libéral un théoricien qui divague, d'original un être sans éducation, vous êtes un homme du monde impeccable.
Dès le berceau, l'enfant est dressé aux mêmes complaisances; bébé est bien élevé s'il sait quitter le jeu qui le passionne pour venir embrasser une vieille dame qu'il n'aime pas, s'il manifeste de la joie pour un cadeau qui ne lui fait aucun plaisir.
Toutes ces complaisances sont faites de politesse, d'urbanité, du désir de plaire; elles sont faites aussi, il faut bien en convenir, de la crainte d'encourir le dédain, la colère, la vengeance d'autrui.
Louer ou tolérer ce qui n'est ni grandiose ni très noble, exagérer sa reconnaissance ou sa tendresse, tempérer ses dégouts, atténuer ses indignations pour rendre la vie plus aimable, plus gracieuse, c'est acceptable et presque nécessaire. Mais utiliser ces complaisances pour se pousser dans le monde, écraser ses rivaux, accaparer l'argent, voilà qui est absolument blâmable. Dès que l'intérêt est en jeu, l'honnêteté native faiblit si vite qu'il faut se surveiller avec soin pour ne pas exploiter la situation.
Mme Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 janvier 1903.
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