La ploutocratie.
La psychologie du "rapidement enrichi" est assez facile à faire. C'est un homme qui est sorti de son atmosphère respirable et il n'y a pas autre chose. Olympe dans Le Mariage d'Olympe, d'Emile Augier, s'ennuyant jusqu'à l'attaque de nerfs dans son rôle, très nouveau pour elle, de "femme honnête", s'écrie:
- Mais comment font donc les honnêtes femmes?
- Eh! tu sais, lui répond un vieil ami, on les prend toutes petites.
Du "rapidement enrichi" même chose. Il n'est, après tout, pas beaucoup plus riche qu'un autre millionnaire à la douzaine. Seulement les autres, on les a pris tout petits, et ils se sont habitués à cette atmosphère-là.
Lui, non: il est dépaysé. Il n'est pas dans son atmosphère. Il respire difficilement. On l'a pris trop grand.
Le mot le plus profond de Stendhal, qui n'en a pas beaucoup, à tout prendre, est celui-ci:
- Seuls les plaisirs qu'on a goûtés avant vingt-cinq ans sont en possession d'agréer toujours."
C'est bien cela. Un homme qui, avant vingt-cinq ans, avait, à l'ordinaire, trois cents millions, moins trois cents millions soixante-quinze centimes, est très troublé dans la vie, vers la quarantaine, quand il sent sur lui trois cents millions plus un demi-dollar. Ce n'est pas le demi-dollar qui le gêne particulièrement mais les trois cents millions qui sont autour.
Tous en sont gênés, tous. Ils font figure devant cela, de manières très différentes, mais tous en sont gênés. Les uns sont fastueux et prodigues; mais l'effort continuel qu'exige la prodigalité et le faste les fatigue prodigieusement. Ils deviennent moroses et spleenitiques.
Ils ne meurent pas tous; mais tous ils sont frappés. Ils sont victimes. Ils sont victimes de l'état social moderne, qui certainement, est le plus amusant de tous les états sociaux connus.
***
Cet état, c'est la Ploutocratie pure et simple. Nulle puissance, nulle souveraineté, nulle autorité sérieuse, si ce n'est celle de la force, et de la force moderne, c'est l'argent. Il a toujours eu sa puissance, certes, et Samuel Bernard n'est pas un personnage du dix-neuvième siècle; mais cette puissance était contre-balancée très fortement. L'argent était une force, il n'était pas la force, on le courtisait; mais il fallait aussi qu'il fît sa cour. Il était puissant; mais si peu souverain qu'on se moquait de lui, et couramment, sans être héroïque, non pas parce qu'il y aura toujours des gens pour se moquer de lui, mais parce qu'il était assez naturel et point dangereux de s'en moquer.
Qu'est-ce à dire ? Que la société était équilibrée, tout simplement, qu'il y avait plusieurs puissances dans le monde: une puissance de l'esprit, une puissance de la tradition, une puissance du mérite individuel, et une puissance du capital concentré, et d'autres encore. L'argent n'en était qu'une parmi les autres.
Il était contre-balancé. Il était limité par des préjugés, c'est à dire par des vérités sociales du temps qui n'étaient pas mauvaises du tout. Par exemple: l'argent permettait d'acquérir la noblesse, ne disons pas le contraire, c'est incontestable; mais aussitôt qu'on était noble, il n'était plus permis de gagner de l'argent. Qui diable leur avait enseigné cela, à nos pères? Je n'en sais rien du tout. Mais l'ange de la Sociologie, s'il était descendu sur la terre pour ouvrir un cours d'économie sociale, ne leur aurait pas enseigné autre chose.
Maintenant ce n'est plus cela. La Ploutocratie est une puissance sans contre-poids; c'est à peu près la seule puissance; et par conséquent, c'est à peu près la seule souveraineté. Et comme toute souveraineté absolue, qu'est-ce qu'elle devient? Elle devient folle, de temps en temps. C'est indiqué. Il n'y a rien de plus indiqué.
D'autant plus qu'elle n'a, qu'elle peut n'avoir, du moins, qu'il lui est permis de n'avoir en elle, aucun élément intellectuel, aucune partie d'idéal, aucun haut dessein, qui lui soit à la fois un frein, et un sel, et un cordial. Le pouvoir absolu royal, qui, du reste, n'a jamais existé, si ce n'est dans les profondeurs de l'Orient, le pouvoir absolu royal a ses traditions d'honneur et de gloire nationale à conserver et à soutenir; d'autre part, il sent qu'il a charge d'âmes et qu'un peuple vit spirituellement et intellectuellement un peu par lui, un peu à son imitation, à sa dévotion et à son exemple. Il se sent même un peu "pouvoir spirituel", même quand il y en a un autre à ses côtés.
***
La force ploutocratique n'a pas de traditions. Quelquefois, elle est héréditaire, remonte à quelques générations, et tout de suite, elle prend quelque chose des mœurs et de l'esprit des aristocrates héréditaires, et c'est précisément ce qui la sauve. Souvent, elle est "autogène", de génération spontanée, créée par elle-même et créée avec une rapidité vertigineuse. Elle ne se rattache à rien qu'à elle-même, et de là son embarras et à se soutenir et quelque chose de mal assis et de trébuchant.
D'autre part, si elle ne tient à rien dans le passé, c'est, jusqu'à un certain point, une raison pour qu'elle ne tienne à rien dans le présent. Elle ne se sent, elle peut ne se sentir aucune obligation morale envers qui que ce soit. Quelle charge d'âmes a-t-elle acceptée? Aucune. elle peut s'en donner, on peut toujours s'en donner; mais elle n'en a point par vocation, par destination, par situation sociale. De toutes parts, elle est comme isolée.
Elle est un grand pic qui n'appartiendrait pas à un massif géologique. Soyez sûr que ce pic s'ennuierait; il se trouverait l'air bête; il se sentirait illogique; il se sentirait ridicule. Il aurait je ne sais quelle nostalgie de la plaine et une tendance instinctive à l'écroulement.
Elle est moins encore: elle est comme une fusée brillante qui s'élance de terre, par une force de détente et d'explosion magnifique, qui atteint le ciel et qui retombe, n'ayant conservé aucun point d'appui.
En remplaçant l'aristocratie par la ploutocratie, l'évolution moderne a comme "mobilisé" l'aristocratie. Elle a crée une aristocratie d'une mobilité extrême sans racines et même sans base de sustentation. Le manque de cohésion de cette aristocratie moderne fait sa tristesse, parce qu'elle lui donne un certain sentiment d'impuissance. Une puissance qui se sent très impuissante aux vraies grandes œuvres, c'est la définition même de la Ploutocratie;
Tout peut s'améliorer, et je le souhaite, et ne veux aucun mal aux millionnaires, puisque, comme on le voit, je ne les envie point. Les ducs que faisaient Napoléon disaient:
- Nous n'avons pas d'ancêtres; nous sommes des ancêtres.
Ce sentiment-là, ce serait le salut. Les rois de l'or qui voudront se donner la quiétude et une certaine "statique cérébrale", comme aurait dit Comte, devront songer à mettre un peu d'idéal dans leur esprit, en préparant des œuvres spirituelles, moralisantes, civilisatrices à léguer à leur fils. C'est un moyen. Quand on ne se rattache pas au passé, il y a un truc, c'est de se rattacher à l'avenir. Cela revient à dire que, pour s'assainir, il faut un peu s'idéaliser, et s'idéaliser, c'est bien simple, c'est faire entrer en soi un peu d'éternel.
Emile Faguet.
de l'Académie française.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le Dimanche, 23 novembre 1913.
En remplaçant l'aristocratie par la ploutocratie, l'évolution moderne a comme "mobilisé" l'aristocratie. Elle a crée une aristocratie d'une mobilité extrême sans racines et même sans base de sustentation. Le manque de cohésion de cette aristocratie moderne fait sa tristesse, parce qu'elle lui donne un certain sentiment d'impuissance. Une puissance qui se sent très impuissante aux vraies grandes œuvres, c'est la définition même de la Ploutocratie;
Tout peut s'améliorer, et je le souhaite, et ne veux aucun mal aux millionnaires, puisque, comme on le voit, je ne les envie point. Les ducs que faisaient Napoléon disaient:
- Nous n'avons pas d'ancêtres; nous sommes des ancêtres.
Ce sentiment-là, ce serait le salut. Les rois de l'or qui voudront se donner la quiétude et une certaine "statique cérébrale", comme aurait dit Comte, devront songer à mettre un peu d'idéal dans leur esprit, en préparant des œuvres spirituelles, moralisantes, civilisatrices à léguer à leur fils. C'est un moyen. Quand on ne se rattache pas au passé, il y a un truc, c'est de se rattacher à l'avenir. Cela revient à dire que, pour s'assainir, il faut un peu s'idéaliser, et s'idéaliser, c'est bien simple, c'est faire entrer en soi un peu d'éternel.
Emile Faguet.
de l'Académie française.
Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le Dimanche, 23 novembre 1913.