Je ne joue plus.
Une vieille dame à cheveux blancs, à coiffure de dentelles répondait, l'autre jour, dans un salon, au maître de la maison qui lui proposait une parte de cartes:
-Non merci, je ne joue pas.
-Je croyais, Madame, que vous étiez une fervente du jeu de cartes.
-Oui... autrefois... mais j'y ai renoncé.
Pourtant, c'est une distraction agréable.
-Oh! j'en conviens; je n'y ai pas renoncé par caprice ou par lassitude: c'est pour une raison de pure sentimentalité que je m'en abstiens.
Une confidence!... Une histoire!...
Les sièges se rapprochèrent; les invités, tous familiers de la maison, étaient heureux d'entendre ce récit intime.
"Quand j'étais jeune, je ne jouais jamais aux cartes et je me plaisais fort à taquiner mon mari sur sa passion au jeu de piquet, ses calculs, ses combinaisons, la ténacité avec laquelle il demeurait des heures entières devant un tapis vert.
"Quand mon mari, fatigué, impotent, presqu'infirme, dut abandonner tous ses travaux, ses journées lui parurent terriblement vides.
"Je cherchai tous les moyens pour le distraire et, tout naturellement, je songeai à ses cartes qui étaient pour lui un suprême amusement.
"J'appris le piquet! grâce à ses soins, à sa patience, je fis même de rapides progrès. La première fois que je gagnai une partie, ce fut une fête mémorable! il m'offrit de jolies marques en ébène et nacre, tandis que je lui donnai, moi, une table à jeu nouveau modèle, sur le coin de laquelle une plaque de cuivre portait ces mots:
"Au plus patient des professeurs, la plus docile des élèves."
"Il s'amusait de ces riens qu'il aurait qualifié d'enfantillages aux jours de sa maturité.
"Je m'étais appliquée avec tant de soins à cette étude, que je devins bientôt de première force; mes victoires se renouvelèrent si fréquemment que je constatai bientôt chez mon pauvre mari une certaine tristesse: la "mélancolie du vaincu" disais-je en plaisantant.
"Mais comme son entrain et sa gaieté diminuaient, je dus m'aviser d'un autre stratagème: je m'ingéniai à perdre avec intelligence, à commettre des fautes savantes, c'est à dire qui témoignaient non d'étourderie, mais de combinaisons sans trop travaillées; je n'y parvins qu'avec beaucoup d'efforts, mais j'y parvins si parfaitement que mon mari ne soupçonna jamais la vérité.
"Et pendant cinq ans, j'ai poursuivi ma tactique: perdant et gagnant tour à tour suivant les circonstances, lui donnant le triomphe quand le temps était triste, quand il devait prendre un mauvais remède. Il est mort sans se douter de mon affectueuse duplicité."
Quand elle eut fini, chacun la regardait avec une admiration affectueuse. Comme c'est beau! quel pieux et louable mensonge!
Charmer ce vieillard, lui donner jusqu'au bout l'illusion d'être fort en son jeu favori, lui assurer la gaieté, la joyeuse confiance du succès!
Que cet exemple vous serve à tous; disons-nous bien que ce n'est point assez de donner à ceux qui nous sont chers les soins matériels, les remèdes, la complaisance dans les actes de la vie ordinaire; nous devons les entourer de toutes les gâteries délicates, de tous les dévouements gracieux, qui se déguisent pour ne point affliger ceux qui en profitent.
Mme Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er mars 1908.
"Quand j'étais jeune, je ne jouais jamais aux cartes et je me plaisais fort à taquiner mon mari sur sa passion au jeu de piquet, ses calculs, ses combinaisons, la ténacité avec laquelle il demeurait des heures entières devant un tapis vert.
"Quand mon mari, fatigué, impotent, presqu'infirme, dut abandonner tous ses travaux, ses journées lui parurent terriblement vides.
"Je cherchai tous les moyens pour le distraire et, tout naturellement, je songeai à ses cartes qui étaient pour lui un suprême amusement.
"J'appris le piquet! grâce à ses soins, à sa patience, je fis même de rapides progrès. La première fois que je gagnai une partie, ce fut une fête mémorable! il m'offrit de jolies marques en ébène et nacre, tandis que je lui donnai, moi, une table à jeu nouveau modèle, sur le coin de laquelle une plaque de cuivre portait ces mots:
"Au plus patient des professeurs, la plus docile des élèves."
"Il s'amusait de ces riens qu'il aurait qualifié d'enfantillages aux jours de sa maturité.
"Je m'étais appliquée avec tant de soins à cette étude, que je devins bientôt de première force; mes victoires se renouvelèrent si fréquemment que je constatai bientôt chez mon pauvre mari une certaine tristesse: la "mélancolie du vaincu" disais-je en plaisantant.
"Mais comme son entrain et sa gaieté diminuaient, je dus m'aviser d'un autre stratagème: je m'ingéniai à perdre avec intelligence, à commettre des fautes savantes, c'est à dire qui témoignaient non d'étourderie, mais de combinaisons sans trop travaillées; je n'y parvins qu'avec beaucoup d'efforts, mais j'y parvins si parfaitement que mon mari ne soupçonna jamais la vérité.
"Et pendant cinq ans, j'ai poursuivi ma tactique: perdant et gagnant tour à tour suivant les circonstances, lui donnant le triomphe quand le temps était triste, quand il devait prendre un mauvais remède. Il est mort sans se douter de mon affectueuse duplicité."
Quand elle eut fini, chacun la regardait avec une admiration affectueuse. Comme c'est beau! quel pieux et louable mensonge!
Charmer ce vieillard, lui donner jusqu'au bout l'illusion d'être fort en son jeu favori, lui assurer la gaieté, la joyeuse confiance du succès!
Que cet exemple vous serve à tous; disons-nous bien que ce n'est point assez de donner à ceux qui nous sont chers les soins matériels, les remèdes, la complaisance dans les actes de la vie ordinaire; nous devons les entourer de toutes les gâteries délicates, de tous les dévouements gracieux, qui se déguisent pour ne point affliger ceux qui en profitent.
Mme Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er mars 1908.
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