Préjugés populaires:
la famine.
la famine.
L'ignorance a la courte vue et le jugement prompt: aussi lui arrive-t-il souvent de déraisonner. Une de ses erreurs ordinaires, par exemple, est, lorsque deux faits se suivent et se touchent pour ainsi dire, de conclure que le second est la conséquence du premier (1) . Ainsi une comète paraît, presque aussitôt après une guerre survient: donc la comète a annoncé la guerre. Combien de gens croient encore que c'est l'étoile canicule (Syrius) qui est la cause des grandes chaleurs, bien que son lever ne coïncide même plus avec elles! Une année la terre s'est couverte de riches moissons: Vive le gouvernement! L'année suivante la récolte a manqué: A bas le gouvernement! On a vu un étranger se pencher sur une citerne; le soir ou le lendemain une épidémie se déclare: nul doute, l'étranger a empoisonné l'eau; si l'on peut se saisir de lui, on l'assomme.
Il en est de même du boulanger.
Le pain est cher; c'est le boulanger qui le vend; donc le boulanger est un coquin qui veut s'enrichir en affamant le peuple: pendons le boulanger!
Au moment où on lui met la corde au cou, le boulanger s'écrie: "Mais, bonnes gens, si je vend le pain cher, c'est que le meunier m'a fait payer cher la farine."
"Au fait, c'est possible; nous n'y avions pas songé. Allons pendre le meunier."
Le meunier! Mais, si c'est lui qui est en effet le marchand, il ne vend cher la farine que parce qu'on lui a vendu cher le blé.
"Alors, mort au marchand de grains!"
"Mais moi-même, dit le marchand au désespoir, j'ai acheté cher au fermier le froment, l'orge et le seigle. Voici les quittances."
"Sus! sus au fermier!"
Le fermier se récrie à son tour:
"La terre a été stérile, ou l'intempérie a détruit les récoltes. Il a fallu payer le loyer de la ferme, les impôts, les engrais, les serviteurs, nourrir les bestiaux, pouvoir au déficit de l'année dernière. On a vendu jusqu'au grain nécessaire pour l'ensemencement prochain. Il en faudra racheter d'autre à prix d'or (2). Devions-nous refuser d'accepter le juste prix qui nous était offert? Le laboureur sera-t-il condamné à labourer par charité. Et s'il n'y a pas de blé, sera-t-il responsable?"
Mais voila des raisonnements trop compliqués pour la foule ameutée: la passion ne les comprendra pas (3) Eh quoi! boulangers, meuniers, marchands de grains, fermiers, seraient tous innocents si on voulait les croire! A qui donc pourrait-on s'en prendre? Il faut cependant que quelqu'un soit coupable!
Les causes réelles échappent à tous ces malheureux qui souffrent et n'ont aucune notion claire de la vérité des faits.
On peut bien supposer que pendant les disettes de 1684, 1693-1694, et surtout pendant l'horrible famine de 1709, où tant de milliers de Français expirèrent au milieu des souffrances les plus affreuses, en ces temps sinistres, plus d'une mère, pressant sur son sein amaigri son enfant près d'expirer, murmurait tout bas: le roi ne sait donc pas que nous mourons de faim!
En 1709, le roi le savait. Son Conseil, le Parlement, le lieutenant de police (d'Argenson), toutes les juridictions mettaient la main à l'oeuvre, pour modérer le fléau. Une chambre de justice avait été instituée pour juger les contraventions aux lois et aux règlements sur les subsistances; on punissait ceux qui achetaient le blé pour le revendre, c'est à dire qu'on croyait bien faire en empêchant le commerce des grains.
"Les magistrats, écrivait d'Argenson à Desmarets veulent tout mettre en règle, et les marchands veulent tout laisser en liberté." (4)
On avait établi dans les provinces une taxe extraordinaire pour la subsistance des pauvres. On avait ouvert des ateliers publics, ce qu'on a appelé de notre temps des ateliers nationaux, et, afin de faire travailler les ouvriers moyennant un peu de pain médiocre pour salaire, on leur donna à abattre une butte assez élevée qui séparait les portes Saint-Denis et Saint-Martin. Cela n'empêcha pas des émeutes fréquentes: celle du 20 août s'étendit du faubourg Saint-Martin au faubourg Saint-Antoine.
"Il ne nous reste qu'une ressource, dit d'Argenson, c'est d'obliger tous les boulangers à mettre au moins une moitié d'orge dans tout le pain. J'ai fait arrêter huit ou dix paysans qui avaient acheté de l'orge dans les fermes, et le Parlement en murmure déjà." (5)
"Partout des mesures les mesures les plus arbitraires accrurent, suivant l'usage, la violence du mal, et les distributions de blé, de pains et d'argent n'y remédièrent que faiblement." (6)
Les estampes du temps nous apprennent que l'on avait distribué à Paris, non-seulement du pain, mais des soupes. Celle que nous reproduisons aujourd'hui est l'une des plus intéressantes.
On lit au-dessous ce mauvais quatrain, dont nous respectons l'orthographe:
LE SECOURS DU POTAGE
L'indigent secouru d'un zele charitable
D'une soupe apprestée on luy remply son pot.
En arrivant chez luy il peû se metre à table,
Toute chauche (sic) quelle est la manger sans dire mot.
(A Paris, chez Leroux, à la place aux Veaux, au bout du pont Marie,
a ljmage Ste Geneuieue, avec Pril. du Roy.)
Quand enfin les misères vinrent à être plus supportables, quand le prix du pain commença à baisser, on vit paraître d'autres estampes, où le peuple en allégresse affirmait encore ses préjugés, sa haine surtout contre les boulangers, mais en même temps chantait les louanges du grand roi, qui, par un acte de sa volonté (quoique un peu tardif), avait fait renaître l'espérance et la joie. Nous avons sous les yeux une de ces estampes, assez rares: elle représente des gens du peuple mangeant, buvant, chantant et dansant au son du violon; au-dessous on lit une Chanson nouvelle sur le rabais du pain, sur l'air: Je n'iray plus, etc. Les couplets n'ont pas grand mérite, mais ils nous semblent avoir une valeur historique: ils témoignent bien de l'état des esprits.
Dans tous les endroits de France,
L'on va voir à cette fois
Chacun sortir de souffrance
Par les soins de nostre grand roi,
Nous mangerons du pain blan,
Grâce à Dieu et Mr du Pille (7).
Nous mangerons du pain blan
A six liards, deux sols, six blans.
Hommes, femmes, garçons, filles,
Réjouissons-nous maintenant
Chacun dedans sa famille
Aura du soulagement
Nous mangerons du pain blan, etc.
Malgré vos ruses et malices,
Tous vsuriers boulangers,
Que faisiez par artifice
Toujours renchérir le bleds.
Nous mangerons du pain blan,etc.
Vous couriez de ville en ville
Et de marché en marché,
Chez Guillaume, Iaques, Gille,
Leur faire cacher les bleds.
Nous mangerons du pain blan, etc.
Vous vouliez faire une somme,
Et boursoyant tout à tour
Tous boulangers, méchants hommes,
Croyant empêcher les fours
Nous mangerons du pain blan, etc.
Quel désespoir! quelle misère!
Se disent les boulangers:
Les fours du Louvre, faut croire,
Vont fournir tous les quaré.
Il nous faudra à présent
Ensemble serrer la botte,
Il nous faudra à présent
Demeurer les bras balans.
S'il y alloit dans vos boutiques
Des pauvres acheter du pain,
Vous les chassiez au plus viste,
Comme de vrais inhumains;
Mais nous mangerons du pain blan, etc.
Faut prier Dieu qu'il préserve
Le Roy et nostre Dauphin,
Et en tous lieux il conserve
Le grand duc d'Orléans.
Nous mangerons du pain blan,
Grâce à Dieu et à Mr du Pille.
Nous mangerons du pain blan
A six liards, deux sols, six blans.
Aujourd'hui, sur plus d'un point de notre pays, l'ignorance pourrait encore tenir à peu près le même langage; heureusement les progrès qui se sont accomplis depuis le dernier siècle dans la législation, l'administration, la science économique, et surtout dans l'agriculture, ne lui en donneront plus guère l'occasion. L'instruction, en se répandant de plus en plus, dissipera en même temps les préjugés et les brutalités qui sont la honte d'un peuple.
Nous ne voulons toutefois parler que des progrès qui se rapportent au sujet de cet article, c'est à dire à la production du blé et à la vente du pain. C'est une satisfaction de pouvoir démontrer ces progrès plutôt par les faits eux-mêmes que par des raisonnements.
Remarquons d'abord que la production de blé en France est, d'une manière absolue, très-supérieure en quantité à ce qu'elle était avant ce siècle. Les agriculteurs, mieux éclairés, ne laissent plus de repos inutiles à la terre et lui font rendre davantage dans les années de culture. Avant 1789, il y avait plus de 11 millions d'hectares en jachères; aujourd'hui il y en a à peine 6 millions, et l'alternance des cultures tend de plus en plus à ne laisser aucune terre en non-valeur.
L'agriculture a aussi perfectionné ses procédés et acquis plus de ressources. On s'entend mieux aux engrais, au drainage; les instruments de travail, la charrue, la herse, se sont améliorés. On épargne sur la semence qu'on prodiguait sans profit.
En moyenne, le même hectare qui rendait 7 hectolitres sous Louis XIV, et 8 en 1789, en rend aujourd'hui 16.
Mais la production ne s'est pas seulement accrue en quantité, elle s'est améliorée dans sa nature et, de plus, partagée en un plus grand nombre de produits. Le froment a pris la plus grande partie de la place qu'occupait le sarrasin et les céréales inférieures: il a gagné 49 pour cent.
L'introduction de nouvelles cultures conjure aussi les dangers de disette, les intempéries ne frappant pas toutes les natures de récoltes à la fois: si le froment et le seigle viennent à manquer, les populations peuvent trouver des ressources dans 86 millions d'hectolitres de pommes de terre, produit que nos pères ignoraient, et aussi dans 6 millions de légumes secs et dans l'horticulture.
Il faut signaler encore les progrès de la meunerie, mieux outillée, plus active, plus intelligente. Avec la quantité de grains qui ne rendait, il y a cent ans, que 100 en farine blanche, la meunerie obtient aujourd'hui 150 au moins, et jusqu'à 180 et même 190.
Est-ce tout? La rareté des disettes dans notre siècle n'a-t-elle point d'autres causes? Non, sans doute.
Autrefois, dès qu'une famine sévissait dans une ville, dans une province, l'administration songeait naturellement comme aujourd'hui, à faire venir à tout prix des grains des pays où les récoltes avaient été bonnes ou qui avaient des réserves considérables. Mais, pour acheter, il faut avoir de l'argent ou du crédit; or le gouvernement était le plus souvent très-pauvre: qui sait un peu l'histoire ne saurait songer un moment à le nier. Il y avait apparence de grande richesse à la cour, mais pénurie dans la caisse de l'état et misère dans le reste de la nation (8). D'autre part, en admettant même la possibilité de se procurer de l'argent ou du crédit en payant d'énormes intérêts, restait la nécessité de venir à bout de mille obstacles matériels. Quelles difficultés dans les communications, dans les transports! Nos fleuves et nos rivières ne permettaient qu'une circulation lente, interrompue, souvent périlleuse. Les chemins de vicinalité n'existaient point; on n'avait, dans les campagnes, que les chemin de culture, dont on ne pouvait se servir que si la saison et le temps étaient favorables. L'état même des routes royales et départementales était le plus généralement mauvais. Le matériel roulant était d'une imperfection que l'on comprend à peine aujourd'hui, et l'on ne comptait pas plus de 2 millions de bêtes de somme pour une surface de 27.000 lieues carrées.
On a calculé que pour qu'une commande de grains fût faite par écrit et répondue de Strasbourg à Nantes ou de Lyon à Marseille, il fallait à la poste quinze ou dix-huit jours; mais des mois entiers étaient nécessaires pour transporter d'un de ces points à l'autre un million d'hectolitres de blé.
Aujourd'hui, grâce aux chemins de fer qui sillonnent la France et toute l'Europe, on peut amener, de quelque points que ce soit de l'Allemagne, de la Belgique ou de l'Italie, la même quantité de blé et plus, en trois fois seulement le temps que met un voyageur sans bagages.
Les pays les plus riches en grains sont aujourd'hui l'Egypte, le territoire de l'ancienne Pologne, la Russie méridionale et les Etats-Unis d'Amérique. La vapeur, la perfection du matériel maritime, la destruction de la piraterie, rendent les rapports avec ces diverses contrées infiniment plus faciles et plus rapides qu'autrefois. La lenteur de la navigation à voile était souvent cause que le blé germait en route, et qu'à l'arrivée des navires il n'y avait plus que les couches inférieures du grain que l'on pût livrer au commerce.
Est-il besoin de rappeler que les marchandises, surchargées de droits, étaient arrêtées, non-seulement aux frontières du pays, mais à celles des provinces? Et, comme on l'a vu plus haut, on n'était pas libre d'acheter. L'idée de la liberté du commerce ne faisait encore que poindre. Aujourd'hui, dès qu'on prévoit une disette, il y a émulation de toutes parts pour faire arriver les provisions de blé nécessaires. Sans doute, on est et l'on sera peut-être toujours exposé à payer le pain plus cher à certaines époques qu'à d'autres; mais on peut dire, sans témérité, que désormais, en temps de paix, les famines sont impossibles.
(1) C'est le sophisme appelé en philosophie Post hoc, ego propter hoc: après cela, donc à cause de cela; cela est arrivé à la suite de telle chose, donc cette chose en est la cause.
(2) Voy., sur la situation du fermier aux temps de disette, le chapitre VI de M. Victor Modeste intitulé: De la cherté des grains et des préjugés populaires, etc. Chez Guillaumin.
(3) "Les blés ont manqué dans toute la France, excepté en Normandie, au Perche et sur les côtes de Bretagne, où l'on espère avoir de quoi faire la semence, encore ne sera-ce que par endroit. En sorte que le blé de 1709, il n'en sera point du tout mangé." (Journal de Jean Bouvart): La misère de 1709.
(4) "Nous savons aujourd'hui, mais après combien d'épreuves! qui, des magistrats ou des marchands avaient raison" a dit M. Pierre Clément, de l'Institut, dans son bel ouvrage de la Police sous Louis XIV.
(5) "Convenons que le Parlement n'avait pas tort d'en murmurer." (Pierre Clément)
(6) Idem.
(7) Nous n'avons pas encore découvert ce qu'était ce M. du Pille. Quelqu'un de nos lecteurs nous l'apprendra peut-être, et alors nous le ferons savoir à tous les autres.
(8) Voy. les Tables, et notamment les articles sur Vauban.
Le Magasin pittoresque, avril 1875.
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