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vendredi 11 décembre 2015

Ceux dont on parle.

Lucien Fugère.


M. Lucien Fugère est un enfant de Paris. Il y naquit il y a cinquante-neuf ans. Cette année est la trentième qu'il passe à l'opéra comique. Il a donc consacré à ce théâtre plus de la moitié de son existence.
Une pareille constance est rare chez les artistes: quand on la rencontre chez l'un d'eux on peut, même sans le connaître, caractériser à peu près surement son talent. Vif attachement pour la tradition, science approfondie du métier, autrement dit des goûts du grand public et des moyens de le faire pâmer de satisfaction, voilà les principales qualités des vieux serviteurs de nos théâtre de marque, et de M. Lucien Fugère en particulier.
Par sa voix tendre et mélodieuse, par son talent de comédien si vanté, combien a-t-il charmé, captivé, séduit de naïves jeunes filles et de mamans attendries! Que de compositeurs qu'il impatienta peut être par sa suffisance n'ont dû les trente ou quarante représentations de leurs pièces qu'aux farces et aux grimaces dont M. Lucien Fugère, collaborateur bénévole, les assaisonnait.




Cet artiste zélé ne cède la parole à d'autres qu'à regret. Dans ce cas, et jusqu'à ce qu'il soit contraint par son rôle de quitter la scène, il se livre à une active pantomime de son crû qui, n'a d'autre but, prétendent ses camarades, que d'attirer sur lui l'attention du public. "Il tire la couverture à soi" comme on dit dans l'argot des planches.
C'est un petit défaut. M. Lucien Fugère en a un autre: il est doyen de son théâtre. Ce ne serait pas un défaut s'il l'était discrètement: mais il affiche son décanat avec tant de complaisance qu'on est tenté de croire qu'il est resté trente ans à l'Opéra-Comique uniquement pour en devenir le doyen. Il s'est préparé de longue date à ce rôle en traitant les nouveaux venus d'un air protecteur, en leur donnant des conseils qui n'étaient pas toujours de leur goût.
On raconte que l'un de ceux-ci, excédé de l'insistance mise par Fugère à lui indiquer la manière de tenir son rôle, fit comprendre à son aîné que ses leçons étaient déplacées. A quoi M. Lucien Fagère répondit: "Quand vous jouerez la comédie aussi bien que moi, vous pourrez parler." Il ne reste, on le voit, aucun compliment à faire au doyen de l'Opéra-Comique.
Cet artiste hautain n'est pourtant qu'un parvenu du chant. La scène de ses débuts n'était pas une scène d'un ordre bien élevé; ce n'était même pas un théâtre, mais tout simplement le concert de Ba-Ta-Clan. M. Fugère y resta trois ans et joua plus de quatre-vingt tôles. En 1874, il quitta Ba-Ta-Clan pour les Bouffes-Parisiens où il joua dans Madame l'Archiduc, les Mules de Suzette, la Sorrentine, etc. Il resta également trois ans aux Bouffes-Parisiens et débuta en 1877 à l'Opéra-Comique dans les Noces de Jeannette.
Il serait superflu d'énumérer les rôles tenus depuis par M. Fugère: le nombre en est presque aussi grand que celui des pièces jouées par l'Opéra-Comique.
Il touche maintenant à l'âge où les fonctionnaires de l'Etat, quand ils ont, comme lui, accompli trente années de service, peuvent jouir de leur pension de retraite. Espérons, dans l'intérêt des jeunes chanteurs, qu'il songera bientôt à prendre la sienne et à se consacrer à l'art de la sculpture pour lequel il montrait autrefois des dispositions que la vocation théâtrale n'a pu étouffer. Ainsi M. Fugère pourra, en ménageant ses cordes vocales, signaler encore son nom à l'attention publique.

                                                                                                                                      Jean-Louis.

M. Lucien Fugère est membre de la commission d'examen du Conservatoire, chevalier de la Légion d'honneur, officier d'Académie et décoré de plusieurs autres ordres.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 janvier 1908.

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