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jeudi 3 décembre 2015

La femme du grand Condé.

La femme du grand Condé.


Il n'est pas toujours agréable d'être la femme d'un grand homme. Dans cette situation privilégiée, on recueille des honneurs, des hommages, des satisfactions de vanité. Mais le cœur peut ne pas y trouver son compte. Claire-Clémence de Maillé-Brézé, femme du grand Condé, en a fait la douloureuse expérience. Pas plus que son futur mari, on ne l'avait guère consultée pour la marier. Nièce du cardinal de Richelieu, elle fut destinée, dès son enfance, à servir les desseins politiques de son oncle. Elle venait à peine d'atteindre l'âge de quatre ans lorsqu'on commença à s'occuper de son établissement futur. Les plus grands seigneurs aspiraient à une alliance avec la famille du tout-puissant ministre. Le plus grand de tous, le premier prince du sang, qui avait beaucoup à se faire pardonner, se montra le plus empressé. Après avoir essayé d'abord de lutter contre Richelieu, Henri II de Bourbon-Condé, ayant compris l'inutilité de la résistance, ne songeait qu'à rentrer en grâce et à tirer parti d'une réconciliation intéressée. Il offrit, pour Mlle de Maillé-Brézé, la main de son fils aîné, le duc d'Enghien, alors âgé de douze ans. Le cardinal, enchanté, au fond, d'une proposition qui consacrait le triomphe de sa politique, se fit prier seulement pour la forme et donna sa parole.

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Il fallait attendre, naturellement, que les deux enfants fussent en âge d'être mariés. Cette attente n'alla pas sans quelques complications et quelques soucis. Tantôt c'est la santé de Claire-Clémence qui inspire des inquiétudes, tantôt ce sont les mauvaises langues de la Cour qui répandent le bruit que le mariage ne se fera pas. Le prince de Condé, craignant de laisser échapper une alliance si désirée, insiste pour que les deux familles l'annoncent officiellement, pour que la date de la cérémonie soit fixée. Quoique la fiancée n'eût encore que douze ans, on prend date pour l'année suivante, on commence à mettre en présence l'un de l'autre les futurs époux. Claire-Clémence, qui n'a jamais été gâtée chez elle par un père original, qui a vécu jusque là dans un coin de province, qui ne connait rien des splendeurs de la Cour, est naturellement éblouie par toutes celles qu'on déploie devant elle et par le rang de princesse de sang qui va lui être attribué. Quant au duc d'Enghien, dans la fleur de sa vingtième année, il reste beaucoup plus froid. Cette petite provinciale, d'un extérieur agréable, mais timide, embarrassée et gauche, qui, après tout, n'est d'ailleurs qu'une enfant, ne dit rien à son imagination. Il trouve des personnes beaucoup plus séduisantes chez sa sœur, Mlle de Longueville. Il se borne donc, dans ses premières relations avec sa fiancée, aux visites qu'exige l'étiquette, sans témoigner aucun empressement particulier.
La célébration du mariage ne fit pas fondre cette glace. Tant que le cardinal vécut, le duc d'Enghien observa quelques bienséances pour ne pas trop mécontenter un si puissant personnage. Mais il restait toujours, au fond de son cœur, le regret d'avoir été marié sans que son inclination fût consultée, peut-être aussi l'humiliation d'une alliance dont Richelieu pouvait tirer vanité, mais qui n'apportait aucun lustre nouveau à l'orgueilleuse maison de Condé. La modicité même de la dot accordé par le cardinal était un grief. Elle indiquait bien l'intention de placer les deux familles sur le même rang au grand déplaisir de la plus ancienne et de la plus illustre. La mort du cardinal délivra bientôt le duc d'Enghien de toute contrainte. Si, après avoir tenté de vivre loin de sa femme, dans la compagnie la plus libre et la plus débauchée, il s'était rapproché d'elle sur l'ordre formel du ministre, il ne l'en aimait pas d'avantage. L'amour qu'il éprouvait, au contraire, pour une autre, pour la belle Marthe du Vigean, l'éloignait plus que jamais du foyer conjugal. Malgré l'attachement passionné qu'elle témoignait à son mari, la pauvre Claire-Clémence courut alors le risque d'être répudiée. Elle trouva, fort heureusement, un défenseur résolu, dans la personne de son beau-père. Le prince de Condé n'oublia jamais que le mariage était son oeuvre, qu'il avait sollicité pour son fils la main de Mlle de Maillé-Brézé comme la plus grande faveur qu'il pouvait obtenir. Tant qu'il vécut, il couvrit de sa protection celle qu'il avait fait entrer dans sa famille. Lorsqu'il mourut, Marthe du Vigean était déjà oubliée; le duc d'Enghien, devenu à son tour prince de Condé, ne donna plus que deux rivales à sa femme: la guerre et la politique. Il conserve les apparences, il affecte ostensiblement les plus grands égards, il consacre à la maison de la princesse des sommes considérables, mais il ne lui fait dans sa vie qu'une place tout extérieure.

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MM. Homberg et Jousselin (1) ont entrepris de démontrer que la femme du grand Condé méritait un meilleur sort. Elle ne répondit, en effet, à une indifférence aussi marquée, que par des preuves de dévouement. Son mari, qui avaient pu méconnaître ses qualités pendant les années prospères, ne trouva pas d'alliée plus fidèle et plus entreprenante lorsque arrivèrent les mauvais jours. Peu après l'arrestation des princes et leur emprisonnement au château de Vincennes, retirée avec sa belle-mère à Chantilly, elle met tout en oeuvre pour délivrer son mari. Elle ne s'inquiète pas de savoir s'il a tort ou s'il a raison, elle ne juge pas sa conduite. Elle le croit persécuté, elle le sait prisonnier, et elle agit. Le premier besoin est de ne point demeurer sous la main de Mazarin, dans un lieu où il lui serait facile de paralyser tous ses efforts en l'arrêtant elle-même. Déjà, par précaution, une compagnie des gardes du corps était envoyée par le ministre, à Chantilly, pour garder à vue la princesse et son fils. Dans cette situation dramatique, Claire-Clémence fit tout de suite preuve du plus grand sang-froid et du plus grand courage.
Elle s'évade, se rend à bordeaux, y est accueillie avec un enthousiasme qui lui fait quelque temps illusion sur ses moyens d'action. Elle compte tantôt sur l'Espagne, tantôt sur les huguenots, pour augmenter les forces du parti des princes. Dans la ville, elle exerce sur le peuple un ascendant personnel, elle séduit la foule par sa vaillance et par sa bonne grâce. Cette mère courageuse, qui sait à propos traverser les rues ou se montrer à un balcon en tenant son fils par la main, séduit tous les cœurs. Elle entraîne le Parlement lui-même lorsqu'elle se présente dans la salle des délibérations, lorsque, la voix entrecoupée de sanglots, elle demande justice au roi contre la violence du cardinal Mazarin. En même temps, elle se montrait généreuse envers ses ennemis, elle les couvrait de sa protection, elle les défendait contre les fureurs populaires. Elle déployait ainsi toutes les qualités d'un chef de parti, l'énergie qui passionne les foules et la bonté qui fait aimer. Dans cette admirable auxiliaire, Condé ne reconnaissait plus la timide compagne qu'il avait traitée jusque là avec tant de dédain. Tout surpris, du fond de sa prison de Vincennes, il écrivait:
"Qui aurait cru que j'arroserais de œillets pendant que ma femme ferait la guerre?"
Personne n'avait, jusqu'ici, rendu justice à Claire-Clémence. Bossuet ne la nomme même pas dans l'oraison funèbre du grand Condé. En la remettant à sa vraie place MM. Homberg et Jousselin ont écrit une page nouvelle de l'histoire de France dont les archives de Chantilly leur ont fourni les principaux éléments. Ils établissent pour la première fois, qu'aucune des femmes de la Fronde, dont on a tant parlé, ni la duchesse de Longueville, ni la duchesse de Chevreuse, ni la Grande Mademoiselle, n'a joué un rôle plus brillant, plus actif que la princesse de Condé laissée dans l'ombre par les historiens.
Claire-Clémence fut-elle récompensée par son mari de tant et de si grands services rendus? Il semble bien qu'au premier moment, il éprouva et témoigna même quelques sentiments de gratitude. Mais l'ancienne indifférence reprit bientôt le dessus. D'ailleurs la résolution qu'il prit de s'allier aux Espagnols, les difficultés de toutes sortes qui en résultèrent pour lui, ne lui laissèrent guère le temps de penser à sa femme.
Elle n'en demeura pas moins la plus courageuse et la plus dévouée des compagnes. Pendant que Condé fait le jeu de l'Espagne, d'autres épreuves attendent Claire-Clémence: la misère, le dénuement, la privation de tout ce qui fait l'agrément de la vie, souvent même du nécessaire. Les Espagnols veulent bien se servir de leur allié, mais ils ne lui envoient pas de subsides pour payer ses troupes. Les biens des princes de France sont mis sous séquestre, la princesse ne peut obtenir plus qu'eux la disposition de ses revenus personnels; elle en est réduite aux plus dures extrémités, à vendre ses pierreries, à ne plus pouvoir renouveler la garde-robe de son fils.
Dans la maison où elle se réfugie à Bruxelles, on retient prisonnier son maître d'hôtel comme garantie des dettes qu'elle ne peut acquitter. Le cri de détresse qui échappe alors à Condé révèle tout ce qu'il y a d'humiliation dans cette situation.
"Je vous supplie, écrit-il le 15 janvier 1656, de me mander ce que S. M. C. veut que je devienne, car, tant que je n'aurai point d'argent, que mes troupes seront sans recrues et sans remonte, mes officiers généraux sans un sol, mes places dégarnies, tous mes amis dans la misère, moi, ma femme et mon fils dans une continuelle gueuserie, je ne sais pas moi-même à quoi je puis être propre au service de S. M. dans un état comme celui-là."
De telles épreuves supportées en commun pendant des années auraient dû rapprocher pour toujours les deux époux; malheureusement, il n'en fut rien. Lorsque Condé eut recouvré ses biens, ses honneurs, son rang, il ne conserva avec sa femme que des rapports de pure bienséance.

                                                                                                          Alfred Mézières.
                                                                                                      de l'Académie française.

(1) Hommes et femmes d'hier et d'avant-hier; Alfred Mézières, Hachette, in-18, 1907.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 12 mai 1907.

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