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samedi 19 décembre 2015

De la critique littéraire.

De la critique littéraire.


La critique littéraire est aussi vieille que le monde des lettres lui-même.
Elle est née le lendemain du jour où a paru le premier livre, car elle répondait à un besoin tout naturel des intelligences, qui aiment à se rendre compte de ce qu'elles éprouvent. Tous les esprits, à des degrés différents, sont capables de sentir: mais tous ne sont pas également exercés, tous ne sont pas également habiles à exprimer leurs impressions. La critique vient en aide aux esprits paresseux et distraits. Elle s'associe aux esprits plus éveillés et mieux inspirés, en leur donnant la traduction, ingénieuse et fidèle, de leurs émotions. Elle refait en plein jour ce travail intérieur que chacun fait, vaguement à son insu, à la lecture d'un livre. Elle analyse les résultats de cette lecture; elle en fait l'inventaire complet; elle donne une forme saisissable et précise à ces impressions encore insondées ou méconnues faute d'analyse. Ce qu'elle livre au public, c'est un examen détaillé qui facilite à tous le jugement définitif qu'attend l'oeuvre nouvelle. Heureuse si elle a su trouver l'expression fidèle de la pensée générale! heureuse si son initiative n'a fait que devancer cette opinion commune, et si elle voit plus tard le public sanctionner ses révélations! C'est là la tâche de la critique; disons mieux, c'est sa juridiction. Elle n'en a pas d'autre. On attend d'elle un jugement, non une passion. Pour faire son oeuvre, il lui faut donc, avant tout, les qualités premières d'un juge, la sincérité, l'impartialité. Cette oeuvre est grave, et elle doit se montrer calme et désintéressée. La critique est la véritable magistrature de la république des lettres. La satire, qui se donne comme sa sœur, n'est que la fille des passions, brûlante et incisive comme elles, mais comme elles sans autorité. On peut, un instant, se laisser amuser par sa verve et ses vives allures, étonner et éblouir par son audace et son éclat; mais nul esprit bien fait ne peut accepter ses paroles mordantes comme un jugement digne d'être écouté.
A ces qualités premières et en quelques sortes magistrales, la critique doit joindre une vertu qui est plutôt un don sans lequel les autres dons les plus éminents resteraient dans l'impuissance: c'est la vertu, le don de la sympathie, non pas pour l'auteur, mais pour l'oeuvre qu'elle a à juger. Cette sympathie secrète est le lien nécessaire entre la critique et le livre; c'est la clef qui seule en ouvrira les trésors cachés. Le sens de l'oeuvre échappe nécessairement à tout critique qui n'apporte pas à l'étude d'un livre ces dispositions bienveillantes du cœur et de l'esprit. En justice ordinaire, le juge froid et indifférent est déjà un juge suspect, tout prêt à devenir hostile. Il lui est défendu de se montrer passionné; mais il est bon qu'il soit ému. L'émotion du critique devant la pensée du livre n'est qu'un avertissement salutaire de sa conscience et un gage de la sincérité de son examen. On n'étudie bien, en effet, que ce qui attire, et il n'y a pas à faire l'étude d'un livre dont la lecture nous laisse froids. Mieux vaut s'abstenir, comme le juge qui se récuse dans une cause dont la solution lui paraît en dehors de son aptitude ou contraire aux mouvements secrets de sa conscience.
La sympathie pour l'oeuvre une fois entrée au cœur, le critique en recevra à son tour l'intelligence pénétrante de l'oeuvre elle-même, car on analyse toujours heureusement ce qu'on a vivement senti. Souvent aussi le critique gagnera à ce commerce intime avec la pensée de l'auteur l'attrait de la forme, qui achèvera d'imprimer à son travail l'autorité nécessaire. Le critique devra donc à ces bons procédés de sa pensée l'avantage éminent de s'élever à son tour à la hauteur de l'art lui-même. La critique, en effet, fait partie de l'art. Elle ne doit jamais oublier cette commune et sainte origine avec lui. Elle est interprète et sa sœur, jamais son hôte perfide ou son ennemi intime. Elle vit de sa vie, et ne brille que de son éclat. Elle expirerait le même jour que lui, comme elle est née le même jour. Elle doit donc puiser aux mêmes sources, et se rendre familières les mêmes études.
L'imagination, qui n'est que le don d'être ému et de rendre l'émotion, est donc la qualité essentielle du critique. Celui qui en est dénué n'est qu'un aveugle qui veut juger de la splendeur des cieux. L'instinct du beau, le don de l'émotion, manquent là où l'imagination est absente. La critique est donc impuissante là où elle est froide et indifférente, faute d'imagination. Sa froideur l'expose au plus mauvais des jugements, au contre-sens.

Le Magasin pittoresque, octobre 1875.

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