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mercredi 5 mars 2014

Adieu, Pandore !

Adieu, Pandore !


Qui ne se souvient le la chanson célèbre:

                                       Deux gendarmes, un beau dimanche, 
                                       Cheminaient le long d'un sentier;
                                       L'un portait la sardine blanche,
                                       L'autre le jaune baudrier...

Qui ne se souvient surtout d'avoir vu souvent, dans nos campagnes, l'apparition, au détour de la route, de deux grands soldats fortement moustachus, l'air à la fois terrible et bon enfant, prêts à rire, en passant, aux honnêtes paysans qu'ils croisaient, et leurs épais sourcils dessinant par avance la menace pour les maraudeurs, les braconniers et les gens sans aveu. Sur les flancs rebondis de leur robuste monture, des bottes énormes faisaient penser à celles qui causaient si grand'peur au Petit Poucet; sur leur poitrine large, s'étalait fièrement ce baudrier jaune chanté par Nadeau; et, sur leur tête, se dressait, monumental, un chapeau de forme antique, rappelant, toutes proportions gardées, celui d'Austerlitz. C'étaient les gendarmes.
Il faut avoir vécu à la campagne, pour se bien représenter le mélange de respect, d'admiration, d'estime et de peur aussi que produisait la venue des gendarmes. Il y avait une sorte de terreur superstitieuse qui remplissaient les âmes, même les plus sûres d'elles-mêmes, et qui unissait à une impression de gratitude instinctive pour ces braves gens défenseurs du bien des autres. Leur chapeau préhistorique semblait le palladium de la tranquillité publique.
Ah! ce chapeau et ces bottes de gendarme! Les vaudevillistes, les boulevardiers ont-ils fait sur eux assez de gorges chaudes!  Les "gommeux" s'esclaffaient au refrain:

                                     J'entends un bruit de bottes, de bottes, de bottes....

tandis que les moutards se tordaient quand, Guignol ayant bien rossé le commissaire, le gendarme survenait, avec son bicorne gigantesque, et procédait à la punition des méchants et à la délivrance des bons.
Mais on avait beau rire, la pensée du gendarme dominait beaucoup d'esprits. Terreur salutaire! Si la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse, l'effroi du gendarme était un puissant auxiliaire à cet excellent principe de morale. Qui dira les nuits troublées, où, à la veille de commettre un crime ou un délit, quelque égaré ne s'arrêtait pas dans ses projets sinistres, parce que son rêve lui avait tout à coup fait voir, démesurément grandie dans la nuit, la silhouette du terrifiant chapeau, lui avait fait entendre, dans une hallucination préservatrice, ce bruit de bottes, de bottes, de bottes lancées à sa poursuite?
Le chapeau de gendarme, les bottes de gendarmes étaient des monuments surannés peut être, mais tutélaires, restés des temps où il y avait une autorité qui méritait d'être respectée et qui l'était. On va supprimer les bottes et le chapeau du gendarme; je me demande si on n'aurait pas tout aussi bien fait de supprimer le gendarme lui-même. En tous cas, le gendarme sans ses bottes légendaires, sans ce chapeau populaire, unique, privilégié, sera-t-il le gendarme d'autrefois?
Je sais bien que l'habit ne fait pas le moine, et que, coiffé d'un képi, d'une casquette, d'un béret, ou, si vous voulez, pas coiffé du tout, le gendarme, puisqu'on veut bien encore lui laisser son nom, sera toujours un bon soldat, brave discipliné, faisant respecter les lois.

                                   Défendant les champs et la ville
                                   Du vol et de l'iniquité...

Eh bien! non, ce ne sera plus ça; ce ne sera plus le Pandore de jadis, qui rédigeait d'un style si pittoresque ses procès-verbaux avec une prodigalité sans limite de "subséquemment, nonobstant, péremptoirement."Le gendarme modern-style affinera son langage, comme on affine sa chaussure et son couvre-chef. Il fera des phrases copiées dans les journaux du Bloc. Il ne vous dira plus d'exquises naïvetés comme on en lut jadis: "J'ai l'honneur d'informer mon capitaine qu'il a été tué, sur le territoire de Fouilly-les-canards, un loup mâle, adulte, dont j'ai constaté la personnalité avec M. le Maire, dont, pour témoignage et valoir ce que de droit, je joins les oreilles au présent." Le gendarme modern-style ne s'annoncera pas, avant de paraître, par l'ombre de son chapeau, vénérée des bons, redoutée des méchants. Il n'aura pas de grosses moustaches de vieux grognard, mais de fines pointes effilées et cosmétiquées; il lira le journal de la préfecture, cherchera d'où vient le vent avant de dresser son procès-verbal, et ne bornera pas son raisonnement personnel à cette doctrine de son aïeul:

                                  Brigadier, vous avez raison...

Et tout cela, parce qu'en faisant disparaître le chapeau de gendarme, ce chapeau traditionnel, démodé, c'est entendu, mais plein de souvenirs du passé, on changera son esprit. On changera aussi le sentiment public vis-à-vis de lui. Ce sera peut être injuste, mais ce sera. Les vieux grenadiers de Napoléon auraient été de tout aussi braves soldats sans leurs bonnets à poils, ce qui n'empêche que la seule vue de cette coiffure disgracieuse mettait en fuite les ennemis. Un magistrat en jaquette, cravate à pois et monocle à l’œil, n'inspirera jamais le même respect que le juge avec sa toge romaine, son rabat moyenâgeux et sa toque préhistorique. L'esprit humain, en général, l'esprit français, en particulier, veut du panache; il n'admettra jamais que celui qui joue un rôle prépondérant à un titre quelconque, qui est revêtu, fût-ce pour un instant, d'une part de la puissance publique, soit habillé comme tout le monde. Demandez donc à MM. les préfets de la République égalitaire s'ils ne se font pas broder d'argent, sur toutes les coutures, pour paraître devant leurs administrés, et à MM. les gouverneurs d'Algérie ou de l'Indo-Chine s'ils se risquent à vouloir imposer leur autorité aux Arabes ou aux Cochinchinois par le seul prestige de leur beauté personnelle, sans la rehausser d'uniformes éclatants.
Il y a quelques années, qu'on me pardonne ce souvenir personnel, j'eus le très grand honneur d'accompagner le roi Alphonse XII venant d'Espagne en France. A la frontière, il changea son uniforme royal contre un costume de voyage des plus simples. J'avais prévenu du passage une dame de mes amies qui habitait Biarritz, et qui vint à la gare avec sa petite fille, pour lui faire voir un roi. A l'arrêt, je m'approchai de ce groupe, et l'enfant me demanda aussitôt où était le roi. Je lui montrai un jeune voyageur qui se promenait sur le quai, en fumant sa cigarette. Ses yeux s'écarquillèrent avec une inoubliable expression de dédain. "Ça, un roi !" dit-elle et elle détourna la tête, déçue et désolée. Bien longtemps après, elle me raconta que jamais elle n'avait éprouvé pareille désillusion, s'étant attendue à voir le roi descendre de wagon avec sa couronne et son sceptre. Elle a épousé depuis un républicain farouche. Je ne jugerais pas que ce souvenir n'ait pas pesé pour quelque chose dans sa décision.
Revenons à Pandore. Il fut question, il y a quelque temps d'enlever le pantalon rouge à l'infanterie française. Ce fut un tollé universel. La mesure était cependant fort défendable, par suite de certaines considérations stratégiques, en raison d'une part de la couleur voyante et, de l'autre, des tirs actuels à longue portée. Mais tout le monde cria que cette réforme attentait à une tradition nationale, tant et si bien que la mesure n'eut pas de suite. Le chapeau du gendarme aussi était une tradition nationale, et on va le laisser partir sans une protestation. Il est vrai que nos maîtres n'ont jamais eu qu'un tendresse très limitée pour les gendarmes, peut être par suite de certaines prévisions. Ce chapeau leur semblait trop "ancien régime". Puisqu'il est convenu que jamais rien de grand, de beau, de bon ne s'est fait en France jusqu'à l'aube du XXe siècle, il faut que tout soit mis en harmonie dans le monde nouveau. On ne veut plus d'aucun lien avec le passé, pas même le bicorne du brigadier. Mais alors voici une autre réforme qui me paraîtrait logique: pourquoi laisser vivre le nom de gendarme? Il est singulièrement vieux jeu et sent le monarchisme à plein nez. Les "gens d'armes" furent d'invention royale. Ce titre fut donnés aux gentilshommes qui n'étaient pas "chevaliers à bannière et à pennon". Les premières troupes régulières de gendarmes, sous Charles VIII, s'appelaient "Compagnie d'ordonnance de gendarmes du Roy". Ne voyez-vous pas quelque chose de bien dangereux pour nos institutions actuelles, dans ce souvenir de temps odieux?
Les Anglais pensent autrement, ce qui ne les empêchent pas d'être très libres et très heureux. Si vous allez à la Tout de Londres, vous y serez reçu par des gardiens vêtu du même costume qui se portait déjà sous Henri VIII et que Cromwell, quoique assez bon républicain, n'a pas songé à supprimer. Au Parlement d'Angleterre, qui vaut presque autant que la Chambre des députés si remarquable et si libérale dont nous jouissons, les huissiers, massiers, etc., et le Speaker (président) lui-même siègent dans des costumes, vieux, comme mode, de cinq siècles. M. Loubet fut naguère reçu à la Cité par le Lord Maire en perruque à trois marteaux. Je ne sache pas que ce respect des vieux souvenirs diminue l'Angleterre.
Mais chez nous, tout doit disparaître, le chapeau du gendarme comme la Croix. Eh!, mon Dieu, chacun de ces objets, à des degrés très différents, ne réveille-t-il pas ces idées d'autorité qu'il s'agit de détruire du haut en bas de la société? Faisons donc notre deuil du chapeau de gendarme dont notre jeunesse espiègle s'est quelquefois moquée, mais que notre âge mûr a si souvent béni. Et en même temps, disons adieu au gendarme qui portait ce légendaire couvre-chef, et qui va faire place à un gendarme "plus dans le mouvement".
Quand un vieux chêne est abattu par la cognée, on ne le peut voir tomber sans un gros serrement de cœur... Adieu, Pandore, bon vieux Pandore! Nous n'oublierons ni ton chapeau en bataille, ni tes bottes de sept lieues qui faisaient tant de bruit, ni tes services, ni tes gloires, et plus d'une fois dans un rêve

                                                Quand reviendra la pâle aurore,
                                                Nous entendrons un vague son:
                                                "Brigadier, répondra Pandore,
                                                Brigadier, vous avez raison..."

                                                                                                                  H. du Plessac.

L'Ouvrier, Journal illustré paraissant le Mercredi et le Samedi, n°3, 11 mai 1904.
                      

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