A prix d'or.
On lit dans les mémoires du marquis d'Argenson, ministre des affaires étrangères sous Louis XV:
"Je trouvai un jour un bibliomane qui venait de donner cent pistoles d'un livre rare.
- Apparemment, lui dis-je, monsieur, que votre intention est de faire réimprimer cet ouvrage?
- Je m'en garderai bien, me répondit-il, il cesserait d'être rare et n'aurai plus aucun prix. D'ailleurs, je ne sais s'il en vaut la peine.
- Ah! monsieur, lui répliquai-je, s'il ne mérite pas d'être réimprimé, comment mériterait-il d'être acheté si cher?"
Cette critique fine et sensée du collectionneur pourrait s'adresser à juste titre à chacun de nous: peut être ne recherchons-nous ni un livre rare, ni un timbre lointain, ni une monnaie ancienne, mais notre engouement pour tout ce qui est estimé, prisé par les autres, n'en est pas moins vivace; il s'éveille en nous dès le berceau et la sage vieillesse ne nous en guérit pas toujours.
Nous ne désirons pas ce qui pourrait satisfaire nos besoins et nos goûts réels; nous dirigeons nos efforts, nos inspirations, vers ce que les autres désirent; nous méconnaissons nos propres tendances pour nous laisser séduire par une félicité qui ne nous convient pas personnellement mais qui est convoitée par d'autres.
Ce fâcheux travers fausse notre jugement et gâte tout le bonheur que le sort nous départi; nous ne jouissons pas de ce que nous avons en partage, nous convoitons un bien qui n'a d'autre valeur que d'être hors de la possession du commun.
Le bibliomane achète un livre à prix d'or non pour ce qu'il contient, mais parce qu'il est rare; il le possède non pour le livre, mais pour se vanter de l'avoir alors que d'autres biblomanes se désolent de ne point en être possesseur.
Qu'y a-t-il au fond de sa joie? la satisfaction du dépit des autres, l'orgueil de détenir ce qu'ils voudraient avoir.
Cette vanité fait plus pour notre malheur que tous les mauvais coups de la fortune; en nous tournant vers un objet inaccessible à la plupart d'entre nous (s'il n'était pas tel, il cesserait d'exciter nos convoitises), il écarte nos regards du bonheur réel qui nous entoure et dont nous devrions profiter en toute tranquillité.
Je me rappelle avoir vu, à ce sujet, toutes les jeunes filles d'une aimable société d'une petite ville, s'éprendre à la fois d'un élégant sous-lieutenant que les hasards de la garnison avaient amené dans leur cercle; il ne pouvait certainement pas réaliser les différents types d'idéal de chacune d'elles, mais l'engouement, le désir de captiver celui que toutes les autres admirent avaient en chacun de ces jeunes cœurs un ardent désir de victoire et même une folle tendresse.
Elles s'étaient si bien laissé prendre à cette émulation, à cette surenchère d'affection, que plusieurs d'entre elles ont subi une longue période de mélancolie, quand le héros est venu se marier à Paris.
Au lieu de nous créer des aspirations factices, par une émulation vaniteuse, sachons limiter nos désirs aux biens véritables.
Le livre rare, l'élégant cavalier, la décoration, le salon bien coté, tout cela et mille autres hochets vers lesquels nous tendons nos mains puériles, nous leurrent.
Il y a, à portée de nous, de bons livres, des maris modèles, l'estime de chefs vénérables, un cercle d'amis qui nous donnent de vraies joies; sachons les reconnaître, les apprécier et laissons aux seuls insensés cette course folle à la suite d'un feu follet inutile et décevant.
Mme Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 février 1906.
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