Causerie scientifique.
Les Japonais ont, évidemment, profité des leçons de la vieille Europe dans toutes les branches de la connaissance humaines. Ils doivent avoir aujourd'hui de bons médecins comme ils ont d'habiles artilleurs; il faut le souhaiter à tous les points de vue; mais leurs voisins , les Célestes, sont encore singulièrement brouillés avec l'art de guérir, si l'on en croit M. le Dr Matignon, qui résida longtemps en Chine. Le médecin chinois est un type qui n'a pas son semblable dans le monde.
En Europe, la plupart des médecins fixent sur la porte de leur maison ou de leur appartement une plaque indicatrice. En Chine, pas de plaques! La maison se reconnaît de loin aux nombreux plateaux en bois laqué (pien) que la reconnaissance des clients a fixés extérieurement, au-dessus des portes et des fenêtres. Ces plateaux, noirs ou rouges, ont 80 centimètres sur un mètre et portent gravés de gros caractères dorés reproduisant quelque pensée allégorique excessivement flatteuse pour le praticien. C'est un vrai musée. M. Matignon, durant son séjour à Pékin, vit sa maison envahie par ces "pien". Le malade reconnaissant écrivait presque toujours sur la plaque: "Tel jour de telle année de l'empereur Kouang-Sin, ce "pien" a été présenté au savant lettré Ma, des mers d'Occident et de la grande France, par son petit et stupide client Tchan." Un autre client avait écrit, en gros caractères d'or: "Sa main habile a fait renaître le printemps." Jolie, la pensée! Le malade guéri la trouva sans doute si jolie, qu'il la jugea digne de tenir lieu d'honoraires.
Bien que l'on couvre le médecin de fleurs et les murs de sa maison de "pien", la profession médicale en Chine n'est pas précisément lucrative. Le médecin y est généralement un pauvre hère, et les plus réputés ne font pas fortune. Aussi bien, leur ignorance est remarquable; ils possèdent à peine une vague notion d'empirisme. Le médecin chinois, pour vivre, doit avoir plusieurs cordes à son arc. M. Matignon raconte qu'il eut à son service comme "coolie", préposé aux eaux grasses, un confrère qui trouvait plus lucratif de gagner dans sa maison 5 dollars (12,50 francs) par mois, non nourri, que d'exercer sa profession.
Et pourtant il paraît que ces médicastres possèdent certain arsenal thérapeutique qui n'est pas sans refermer de bonnes choses. Une expérience séculaire leur a appris les bons effets des simples et de certaines substances chimiques, dont il ne faut pas dédaigner l'emploi. Mais aucune notion d'anatomie et de physiologie. Puis le Chinois fait trop souvent des raisonnements par analogie, qui dépassent toutes les bornes de la logique. Ainsi de l'exemple suivant. " Les estomacs des convalescents ont besoin de mets légers. Or, le canard est léger puisqu'il flotte sur l'eau; donc il doit être donné aux estomacs délicats." Ou bien: le mercure a la propriété de dissoudre certains métaux ou de s'amalgamer intimement avec eux. Aussi est-il recommandé, dans certains traités, pour extraire les projectiles d'arme à feu du corps d'un blessé, de faire avaler à ce dernier du mercure. Et l'on entonne dans la bouche de la victime au moins un bon quart de verre de mercure. On peut juger du reste, par ces exemples choisis au hasard.
Les médecins consultants de l'empereur ont aussi une manière de soigner qui n'est pas non plus précisément ordinaire. Suivant les rites inflexibles, le souverain ne peut être vu par ses médecins. Couché sur son lit, il passe ses bras à droite et à gauche au travers d'un épais rideau. Chacun des médecins s'empare à tour de rôle d'un poignet. Une sagace palpation les renseigne sur les 74 variétés du pouls impérial. Il n'y a pas d'autre moyen de diagnostiquer la maladie de l'auguste client. Le difficile, c'est que les praticiens doivent, sans se parler, arriver au même diagnostic; faute de quoi, tout différend entre eux se paie par des coups de bambou. Aussi, on prévoit bien que d'avance, avant la consultation, les bons confrères se sont arrêtés à la même opinion. Ainsi on soigne l'empereur.
En Chine, du reste, le médecin passe pour être toujours un peu sorcier. Le médecin européen, au milieu des Célestes, est toujours le sorcier des mers d'Occident. Les instruments, l'ophtalmoscope, le thermo-cautère, la pile électrique provoquent un étonnement qui saisit les Chinois de crainte superstitieuse. Souvent, à l'hôpital français de Nan-T'ang, M. le Dr Matignon a observé des faits qui prouvent bien la superstition des Célestes. Ainsi, il formule une ordonnance sur un morceau de papier, et les Sœurs préparent le médicament aussitôt. Or, le malade avale le remède, mais aussi l'ordonnance, s'imaginant que les signes tracés sur le papier devaient, eux aussi, jouir de propriétés particulièrement actives.
Le Chinois a confiance dans les médecins européens; mais il a bien plus confiance dans le jeune Céleste qui a pris des leçons de l'étranger. Le premier assistant de l'hôpital de Nan-T'ang était au moins, sinon plus, écouté que son maître dans la haute bourgeoisie du quartier. C'est que l'on ne retirera jamais de l'idée d'un Chinois, que les Chinois sont infiniment supérieur au reste de l'humanité. Opinion dangereuse que semble largement partager la race jaune. Telle est la médecine, tel est le médecin en Chine, d'après M. Matignon. Mais il n'en est plus ainsi depuis longtemps au Japon, qui possède de véritables physiologistes, formés dans les écoles européennes, par exemple Kitarato qui est avec Behring un des créateurs de la sérothérapie, et qui dispute à Yersin la découverte du bacille de la peste.
Henri de Parville.
L'ouvrier, Journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, n° 1, 4 mai 1904
L'ouvrier, Journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, n° 1, 4 mai 1904
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